André S. Labarthe : « Préférer le miracle »

André S. Labarthe revient sur « Cinéastes de notre temps », collection légendaire de films sur le cinéma, à destination de la télévision.

Christophe Kantcheff  • 16 juin 2011 abonné·es

Buñuel à Tolède, où il a passé sa jeunesse, déclarant tout de go qu’il déteste la ville et que ses rues sont sales ; Fritz Lang interviewé par Godard ; Ford en pyjama sur son lit ne répondant à rien ; Rivette s’entretenant avec Serge Daney… La série « Cinéastes de notre temps », créée par Janine Bazin et André S. Labarthe, constitue non seulement une cartographie sentimentale des grands cinéastes du XXe siècle, mais a aussi montré qu’il était possible de faire du cinéma à la télévision, autrement dit de la grande télévision. Alors que le Centre Pompidou à Paris propose une rétrospective de la collection, André S. Labarthe y consacre un livre passionnant et souvent drôle, la Saga Cinéastes de notre temps, sous-titré « Une histoire du cinéma en 100 films ».



 Politis : Comment est né « Cinéastes de notre temps » ?


André S. Labarthe :  L’idée est venue de Janine Bazin, la veuve du grand critique André Bazin, mort en 1958. Elle m’a associé à la proposition de collection sur des cinéastes qu’elle a faite à la télévision. C’était du temps de l’ORTF. Il s’agissait de réaliser, avec une caméra, des entretiens avec les cinéastes que nous admirions, comme nous faisions aux Cahiers du cinéma, où j’écrivais depuis plusieurs années. À l’époque, il y avait des émissions formidables sur la peinture, celles de Max-Pol Fouchet ou de Jean-Marie Drot. Il y avait aussi les émissions littéraires de Roger Stéphane, qui ont été des modèles pour nous. Sur le cinéma, il n’y avait que des émissions anecdotiques pendant le Festival de Cannes.
Le premier film de la collection, en 1964, a été consacré à Luis Buñuel. Le film a été immédiatement bien accueilli. François Mauriac, dans son Bloc-notes, a rendu hommage à Buñuel, « cet athée ». À l’ORTF, personne n’est intervenu dans le choix des cinéastes. Une fois, on nous a dit : « Ce serait bien si vous faisiez un “Cinéastes de notre temps” sur Jean Delannoy » (qui faisait partie du conseil d’administration de l’ORTF). C’était le plus nul des cinéastes français. Nous ne l’avons évidemment pas fait, et personne ne nous a embêtés ensuite.


Vous avez bénéficié d’une grande liberté…


Totale. Pour le montage, nous ­avions une salle à longueur d’année : nous avons monté certains films en 2 ou 3 jours, d’autres en 3 ou 4 mois. Aujourd’hui, on ne comprend pas cela dans les chaînes de télévision. On dit : une émission de ce type-là nécessite quatre semaines de montage. Ce sont des normes qui ne correspondent à rien. Nous, nous inventions notre façon de travailler.

L’émission a finalement disparu, pour réapparaître…


Au début des années 1970, l’émission a été « oubliée » dans la grille de l’ORTF et a été interrompue. Quelques années plus tard, Arte a été créée et a voulu rediffuser « Cinéastes de notre temps », la collection ayant acquis une certaine réputation. Nous avons répondu « d’accord », à condition de faire de nouveaux films. L’émission est devenue « Cinéma, de notre temps ». Cela s’est très bien passé avec Arte grâce à Thierry Garrel, qui a porté la collection à bout de bras. Aujourd’hui, nous sommes dans une économie différente, sur Cinécinéma, grâce à son directeur de la programmation Bruno Deloye.

Revenons à la notion d’entretien : avec une caméra, on ne recueille pas seulement des propos…


Les longs entretiens des Cahiers permettaient de pénétrer dans le « secret de l’art ». À la télévision, il est possible de fournir des preuves de ce que les cinéastes disent, en montrant des extraits de films. Mais il y a un autre langage qui se superpose à ce qu’énoncent les cinéastes : c’est, par exemple, l’exploration d’un visage par la caméra, qui peut dire autrement ce qu’est en train de dire quelqu’un par les mots ; ce sont les regards, les gestes, tout ce qui est de l’ordre du corps. Les corps disent quelque chose, que la caméra peut capter et qu’il est possible d’interpréter. Un regard à gauche et, au ­montage, on peut mettre une image juste derrière, une image mentale ou un extrait de film. La force de la collection vient de la capacité à utiliser ce qui appartient en propre au cinéma.


C’est réussi quand il y a adéquation entre l’univers du cinéaste filmé et les moyens esthétiques utilisés par l’auteur de l’émission…


Les plus belles réussites, c’est quand il y a symbiose entre le cinéaste filmé et le cinéaste filmeur. Quand Jean-Pierre Limosin approche Alain Cavalier, il se passe quelque chose. Parce que c’est Limosin. Si c’était un autre réalisateur, cela n’aurait peut-être pas fonctionné. Alors que les machines à programmes des télévisions actuelles estiment que tout le monde est remplaçable.
Il se passe un phénomène étrange, presque mimétique. Comprendre quelqu’un nécessite d’entrer dans son système de penser et de travailler. Quand je filme un cinéaste, j’ai l’impression que c’est lui qui fait le film. Parce que j’entre dans sa peau. S’il y a une barrière, avec une personne devant la caméra et une autre derrière, qui enquête, etc, cela ne suffit pas. Il faut qu’on sente passer le flux qui réunit les deux cinéastes. Quand ça circule, c’est magique.


Pourquoi avez-vous eu recours à un interviewer pour les films que vous avez réalisés ?


Parce que cela me laisse plus libre pour m’occuper de la technique. J’ai, par exemple, fait plusieurs films sur la Nouvelle Vague avec Jean Douchet — on se connaît depuis les années 1950, aux Cahiers du cinéma. On a approché Chabrol, Rohmer, etc. J’avais confiance en lui pour l’interview. Si j’avais dû la faire moi-même, j’aurais dû délaisser la technique, qui serait devenue passive. Or, j’aime bien une technique intervenante, qui pose des questions à sa manière.


Vous accordez une grande importance aux circonstances de tournage…


Oui. Je crois que ce genre de cinéma est un art de circonstances. Il faut profiter de tout. J’ai tendance à opposer le cinéma de la maîtrise et le cinéma du miracle, préférant ce dernier. Quand nous sommes allés filmer Nanni Moretti en Sicile sur le tournage de Palombella Rossa, rien ne se passait car il n’y avait pas de soleil. Tout le monde attendait à côté de la piscine de water-polo depuis des jours. Nous aurions dû nous dire : « Bon, il n’y a rien à filmer, on s’en va. » Je me suis dit au contraire que c’était cette attente qu’il fallait filmer. Et j’ai été content de cette circonstance, plutôt négative au départ.


Parfois, d’immenses ratages font les films les plus marquants. Par exemple, la rencontre avec John Ford…


Ford ne voulait pas répondre, il était à moitié sourd, à moitié aveugle, notre anglais était très mauvais… Tout était contre nous. Quand nous avons transcrit l’entretien, cela tenait en un feuillet et demi. Il n’y avait rien à en tirer. Puis on a fait une projection des rushes, et là, nous nous sommes marrés comme des bossus. J’ai décidé de les monter. Mais c’était immontable. Dès qu’on coupait quelque chose pour ­introduire un extrait de film, c’était nul. Jusqu’au jour — mais il m’a bien fallu trois semaines — où je me suis rendu compte que l’on se trompait d’objet. Ce n’était pas un film sur Ford, mais sur un instant où nous avons déboulé chez Ford pour le filmer. Cette circonstance-là est devenue l’objet du film. La seule solution était de projeter les rushes tels quels. Il n’y a pas eu de montage. Cette décision-là était un acte de montage.


Qu’est-ce qui fait que tels rushes peuvent aboutir à un film et tels autres non ?


C’est mystérieux. Par exemple, quand j’ai filmé une première fois Cassavetes à Hollywood, en 1965, je n’ai pas regardé les rushes en rentrant à Paris parce que j’étais sûr que cela ne faisait pas un film, mais que ce serait un élément pouvant servir plus tard. Trois ans après, passant à Paris, Cassavetes a été d’accord pour que je le filme à nouveau. Physiquement, il n’était plus du tout le même. Il était très fatigué. Ce n’est qu’alors, avec ce que je filmais et les rushes de 1965, que j’ai senti que je tenais un film. Le mieux, c’est de filmer sans intention. C’est pourquoi je suis plutôt du côté du miracle que de la maîtrise. J’aime me sentir sur le qui-vive, prêt à filmer ce qui peut se passer.
Mon problème avec le cinéma, avec ses moyens lourds — même les petites caméras restent des moyens lourds par rapport à ce dont a besoin un écrivain, par exemple –, c’est comment arriver à faire un acte libre.

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