Ceux qui profitent de la sécheresse

L’exceptionnelle sécheresse 2011 provoque déjà des spéculations sur les denrées agricoles. Les plus gros consommateurs d’eau, agriculteurs en tête, rechignent à réduire leurs prélèvements. La remise en cause d’un système gaspilleur d’eau passe au second plan face à l’urgence agricole.

Patrick Piro  et  Claude-Marie Vadrot  • 9 juin 2011 abonné·es
Ceux qui profitent de la sécheresse
© Photo : AFP / Zoccolan

Les quelques orages qui ont humidifié la France depuis dimanche dernier n’y changeront rien : il est déjà trop tard pour échapper aux conséquences d’une sécheresse implacable, fomentée depuis l’hiver dernier et surtout un printemps exceptionnellement chaud et sec. Les nappes phréatiques sont au plus bas. « C’est même pire qu’en 1976 » , se remémorent les agriculteurs, les premiers à tirer la sonnette d’alarme.

Les plus fragilisés sont les éleveurs : il n’y a presque plus d’herbe dans les prairies. Le niveau des réserves de foin, prévues pour l’automne, a déjà sérieusement baissé, réveillant instantanément le réflexe spéculateur. Dans certains départements, la tonne de paille a été proposée à 200 euros – dix fois le prix habituel ! Certains éleveurs ont préféré mener leurs bêtes à l’abattoir.

Plus de 60 départements sont soumis à des limitations de l’usage de l’eau. Le grand public n’en retient souvent que les interdictions touchant les particuliers – remplissage des piscines, lavage des voitures au jet, arrosage des pelouses de jardin. Bien difficile à contrôler…
Les fabricants de piscines privées, réjouis, voient le marché français renouer en 2011 avec une croissance à deux chiffres. L’Hexagone compte 1,6 million de bassins, et la profession se défend : leur ponction moyenne ne dépasserait pas les 35 m3 d’eau par an et par unité. Le ministère de l’Écologie l’évalue pour sa part à près du double.

Les terrains de golf sont aussi dans le collimateur : un peu plus de 700 en France pour une surface moyenne de 60 hectares de gazon. La Fédération française de golf jure que leur consommation moyenne ne dépasse pas 60 000 m3 par an. Sauf pour les rares installations recyclant leurs eaux, la réalité est, là aussi, plus proche du double. Il faut bien contenter les golfeurs, qui déboursent jusqu’à 4 000 euros d’abonnement par an.
Le secteur des loisirs, s’il s’arrange avec ses chiffres de consommation d’eau, reste cependant un petit buveur national. Les piscines sirotent certes la majeure partie de leur eau en période chaude, mais elles restituent presque tout au réseau d’assainissement [^2], tout comme les autres usagers d’eau potable (voir ci-dessous).

L’eau des golfs, en revanche, est presque intégralement absorbée par le gazon ou évaporée : une consommation nette, dont les rivières ou les nappes ne seront remboursées qu’après un long cycle.

Elle est cependant marginale (1,5 %) devant les prélèvements des vrais seigneurs de l’eau : les agriculteurs, principalement les grands céréaliers, qui comptent pour la moitié des consommations nettes d’eau en France. Et même 80 % pour les captages sur nappes phréatiques, les plus cruciales car ces réserves souterraines se rechargent bien plus lentement que les cours d’eau et les lacs.

Limiter l’arrosage des cultures, c’est possible dès le premier niveau de restriction préfectorale [^3]. Mais ça passe très mal auprès des agriculteurs, qui mettent en balance le péril économique d’une saison compromise.

La Beauce, livrée aux grandes exploitations céréalières, illustre ce bras de fer. Les Mauves, courtes rivières alimentées par la nappe, coulent encore moins qu’en 1976 et en 2003. À quelques kilomètres, d’immenses arroseurs mobiles inondent généreusement les champs, où 95 % de l’eau s’évapore sous le soleil. Autre image de désinvolture : samedi dernier, sous la pluie de l’orage, des arroseurs giclaient imperturbablement.

L’eau à usage agricole puisée dans la nappe coûte 0,075 euro par mètre cube. Pas de quoi inciter à l’économie. Le prélèvement doit certes être mesuré par un compteur, ou « faire l’objet d’une évaluation », mais qui dépend en général du rapport de force entre la FNSEA locale et la préfecture. Verdict du rapport l ’Eau et son droit (Conseil d’État, 2010), à propos de la Beauce : « Pour les forages d’irrigation […], tout agriculteur ou tout irrigant sait d’emblée qu’il n’a pratiquement aucune chance d’être contrôlé durant sa vie professionnelle entière. »

Et l’irrigation est en progression constante [^4], déplore Bernard Rousseau, spécialiste des questions d’eau à France nature environnement (FNE) : « L’agriculture en veut toujours plus ! Par tous les moyens, elle tente de minimiser les contraintes qu’impose la gestion de l’eau. » Mécanisme pervers : une fois les champs plantés, il faut arroser coûte que coûte, sinon les investissements ne seront pas rentabilisés. Même si la nappe est au plus bas, comme actuellement en Beauce. « Et comme on n’anticipe pas sur sa recharge, d’une année sur l’autre… »

Autres intraitables assoiffées : les centrales nucléaires. « Je ne vois pas comment le parc va passer l’été… » , alerte depuis mi-mai le militant antiatome Stéphane Lhomme, président de l’Observatoire du nucléaire : 44 des 58 réacteurs français, situés en bord de cours d’eau, risquent l’arrêt par manque d’eau de refroidissement [^5], avec des coupures d’électricité à la clé. Problème de débit, dans le cas des centrales, car 75 % de l’eau retourne dans la rivière.

Golfech, sur la Garonne, est périodiquement sur la sellette. Sur la Loire, dont le niveau est actuellement à des valeurs d’une fin de mois d’août chaud, menacent les réacteurs de Saint-Laurent-des-Eaux. Le débit de la Vienne, actuellement insuffisant pour refroidir Civaux, est soutenu par des lâchages issus de réserves. « Prévues pour éviter un “Fukushima” à la centrale, elles ont été entamées depuis janvier pour faire tourner des turbines électriques » , critique Jean-Pierre Minne, représentant local du Réseau sortir du nucléaire. La semaine dernière, Civaux a stoppé un réacteur, « non pas en raison d’une surproduction nationale, comme l’allègue la direction, mais bien faute d’eau, nous a indiqué la Commission locale d’information de la centrale » . Autre préoccupation : les rejets [^6] ne doivent pas trop réchauffer ni polluer le cours d’eau. Un risque qui s’accroît à mesure que le débit s’étiole, en période de sécheresse. Depuis la canicule de 2003, les centrales de bord du Rhône ont ainsi décroché une dérogation permanente les autorisant à dépasser la température limite des rejets. « EDF et l’Autorité de sûreté nucléaire sont de grands tricheurs » , fulmine Jean-Pierre Minne.

[^2]: La profession affirme ne consommer « que 0,1 % » de l’eau en France.

[^3]: Au nombre de trois : l’alerte (de 15 à 30 % de diminution des prélèvements), la crise (50 %) et la crise renforcée (interdiction de la plupart des usages non prioritaires)

[^4]: 10 % de la surface agricole utile contre 1,7 % en 1955.

[^5]: Machine au piètre rendement, un réacteur doit dissiper les deux tiers de son énergie en chaleur.

[^6]: Un peu chargés en éléments radioactifs.

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Les profiteurs de la sécheresse
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