Des canons, des jeux et des magouilles

L’endettement de la Grèce remonte à la sinistre période des Colonels. Puis c’est une longue histoire de corruption, de dépenses militaires, de trucages financiers… et de Jeux olympiques.

Jeanne Portal  • 23 juin 2011 abonné·es

À quand remonte la trop fameuse dette grecque ? Comme par hasard, c’est l’époque sinistre des « Colonels » qui marque le début de l’endettement colossal conduisant aujourd’hui le pays au bord de la faillite. Sept années, de 1967 à 1974, durant lesquelles l’endettement a quadruplé. Cet épisode douloureux renvoie à ce que l’économiste Alexander Sack nomme « la dette odieuse ». « Si un pouvoir despotique, écrit-il, contracte une dette non pas pour les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, et réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population et l’État entier. »
 Dans les années 1990, la libéralisation et la mondialisation ont engendré une modification de la structure fiscale des pays de l’OCDE. Le poids des impôts sur le revenu et les bénéfices s’est beaucoup réduit, alors que la part des impôts sur la consommation ou les charges sociales ont augmenté corrélativement. C’est là le lot commun des pays confrontés à la mondialisation financière.

En Grèce, l’engrenage de l’endettement public a été accéléré par la corruption. Par clientélisme, les politiques ont utilisé l’État comme un moyen pour distribuer des faveurs à leurs électeurs, faisant du service public un secteur proliférant (un ­salarié sur quatre est fonctionnaire). Le lobby militaro-industriel n’a pas été en reste. Sous la pression de grands groupes industriels et d’armement, principalement français et américains, des dépenses somptuaires ont été engagées dans le domaine de la Défense. L’État a eu recours à l’emprunt pour financer l’achat de matériel de guerre. Ironie de l’histoire, au moment de la crise, ce sont la Commission européenne et les gouvernements français et allemand qui ont exercé une forte pression pour que le budget de la Défense ne soit pas sabré !


Avec 4 % du PIB, la Grèce s’est hissée à la 3e place du classement concernant les dépenses en armement de ces dix dernières années. Le gouvernement du Pasok, le parti socialiste grec, a fait le choix d’augmenter le déficit public afin d’éviter la baisse des dépenses en armement. À l’époque, celles-ci ont été justifiées par le spectre savamment entretenu d’une menace d’un conflit avec la Turquie. Pourtant, en mai 2010, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, proposait une baisse de 20 % des budgets militaires des deux pays. Preuve, si l’on en doutait, qu’un conflit n’était pas à l’ordre du jour. Une offre que le gouvernement grec a cependant refusée.

Au chapitre de la corruption, il faut évidemment citer un certain nombre d’affaires de financement de partis politiques. Les autorités grecques ont pactisé avec de grandes entreprises privées étrangères, comme cela a été révélé dans le scandale Siemens (financement de deux partis politiques en échange d’achats de multiples équipements de la multinationale).


Enfin, les Jeux olympiques organisés à Athènes en 2004 ont constitué une source majeure d’endettement public. Après cet événement, présenté comme un grand moment de fierté nationaliste, une note de 20 milliards de dollars a été présentée au contribuable. Dix fois plus que le coût annoncé !


La dette du secteur privé est beaucoup plus récente. Elle s’est développée à partir de 2000, lorsque les ménages ont eu recours de manière excessive au crédit, encouragés par des offres bancaires alléchantes. La crise financière a pris une ampleur sans précédent en 2001, avec l’entrée de la Grèce dans la zone euro. Bénéficiant d’une monnaie forte, les banques grecques ont utilisé frénétiquement l’emprunt, les établissements bancaires développant leurs activités financières à moindre coût. Cette adhésion européenne a donné à la Grèce une apparente crédibilité auprès des banquiers européens et a boosté l’entrée des capitaux financiers.


Mais il apparaîtra ultérieurement que la Grèce est entrée dans la zone euro grâce à une « magouille financière ». En février 2010, le New York Times a accusé la banque américaine Goldman Sachs d’avoir joué un rôle important dans la crise grecque : cet établissement avait développé des outils financiers complexes appelés « swaps de devises » (échange de monnaies plutôt qu’emprunt traditionnel) pour mettre les comptes grecs en conformité avec les impératifs de l’Europe en matière de dette. Cette réduction fictive de la dette a permis à la Grèce, pendant des années, d’emprunter en dissimulant l’état réel de ses comptes. La manipulation aurait duré jusqu’en 2009, date à laquelle la Grèce aurait enfin refusé un nouvel outil financier permettant de différer le paiement de la dette. Au passage, il faut signaler que d’autres pays que la Grèce, le Royaume-Uni, le Portugal et l’Italie, notamment, auraient également eu recours à ce type d’opérations financières « truquées ». En 1996, l’Italie a utilisé des swaps avec la banque JP Morgan pour réduire artificiellement son déficit. En 2000, la France a émis des emprunts et inscrit le remboursement des intérêts à la fin d’une période de quatorze ans. En 2004, Goldman Sachs et Deutsche Bank ont réalisé un montage financier pour l’Allemagne.


Dès 2007, d’énormes liquidités octroyées aux banques de l’Ouest européen par la troïka — Banque centrale européenne (BCE), Fonds monétaire international et Union européenne — ont été prêtées à la Grèce. Les États se sont risqués à de nombreuses opérations financières sans se soucier de la capacité d’Athènes à les rembourser. Ces prêts n’ont cessé d’augmenter depuis 2005, même lors de la crise des subprimes en 2008 ; à cette époque, le montant des prêts accordés à la Grèce avoisinait les 160 milliards de dollars.


Le « recyclage » en prêts de l’argent mis à disposition par la troïka permet de juteux profits pour les États créditeurs. Au fil du temps, la Grèce, punie au titre de « mauvaise élève » de la classe européenne, est contrainte de payer des intérêts de plus en plus élevés. Au 15 juin, ces taux à dix ans se tendaient à 17,439 %.


Et la logique libérale qui prévaut depuis le traité de Maastricht n’arrange guère les choses. Il est en effet interdit de recourir à la BCE, dont les taux d’intérêt sont beaucoup plus faibles, pour financer les déficits étatiques. Les États membres sont donc contraints d’emprunter sur les marchés financiers, s’exposant ainsi à de graves revers de médaille (privatisations, réformes fiscales favorables au revenu du capital…).


Aujourd’hui, l’histoire grecque se solde par 350 milliards d’euros de dette à la charge de la population. Fardeau totalement injuste : les Grecs paient une histoire qu’ils n’ont pas choisie et qu’ils ont même parfois déjà payée de leur sang, pendant cette sinistre dictature des « Colonels ». On voit également que les pays européens qui font aujourd’hui la morale à la population grecque n’ont pas été les derniers à pousser au « crime » les gouvernements successifs.

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