Des clés pour les révolutions arabes

L’historien Benjamin Stora et le journaliste Edwy Plenel évoquent la situation particulière de l’Algérie
et d’Israël en ces temps de bouleversement au Maghreb
et au Proche-Orient.

Denis Sieffert  • 30 juin 2011 abonné·es

Avec ce 89 arabe, l’historien Benjamin Stora et le journaliste Edwy Plenel nous livrent une première réflexion, sur le vif, des événements qui bouleversent le Maghreb et le Machrek, et même, au-delà, une partie du monde musulman. Ce « 89 » pouvait paraître ambigu. Il l’est, mais de propos délibéré, puisque les auteurs ont voulu se référer à la fois à la Révolution française et à la chute du mur de Berlin, en novembre 1989. S’il s’agit bien d’un processus révolutionnaire dans lequel on retrouve un certain nombre d’invariants communs à ce genre d’événements — un caractère massif, centralisé et unissant des couches sociales différentes –, il s’agit aussi d’un séisme qui transforme la carte géostratégique du monde, autant sans doute que l’effondrement du monde soviétique. D’entrée, Stora souligne en quoi le « monde arabe » forme à la fois « un tout » et se compose « d’ensembles distincts ». Ce qui a pu provoquer certaines analyses mécanistes. Il insiste aussi sur une idée paradoxale : la « faiblesse des dictatures », qui se désignent à l’hostilité des peuples par leur caractère centralisé, clanique et familial, et symbolisent la corruption. Le même paradoxe peut être développé à propos de l’armée. Souvent brutale dans la répression, elle peut aussi être prompte à lâcher le dictateur pour peu que s’exerce sur elle la double pression de la mobilisation populaire et de la communauté internationale.
À propos de l’attitude des pays occidentaux, l’historien met en évidence les différences entre un gouvernement français uniquement aligné sur les États en place, arc-bouté sur le statu quo, et un président américain attentif à l’évolution des sociétés civiles et entretenant avec leurs représentants des liens précieux en temps de crise. D’où les incompréhensions françaises et l’opportunisme américain. Les autres traits des révolutions sont ici clairement identifiés et analysés dans un dialogue vivant au cours duquel le journaliste — ce qui n’est guère étonnant — est un peu plus qu’un questionneur en face du « sachant ». L’un des moments forts de l’entretien concerne évidemment l’Algérie, dont Benjamin Stora est l’un des meilleurs spécialistes. Il explique les raisons pour lesquelles le mouvement n’a pas pris l’ampleur qu’il a connue en Tunisie et en Égypte, malgré une « très grande effervescence », mais en « l’absence de traduction politique ». Stora émet l’hypothèse du lourd traumatisme de « deux guerres en l’espace de trente ans ». « C’est beaucoup pour une société ! », observe-t-il en formant le vœu que la solution politique apparaîtra en 2012, année du cinquantième anniversaire de l’indépendance.

Il est moins pertinent en revanche quand il évoque le conflit israélo-palestinien. Pourquoi tient-il à nier le caractère colonial du conflit ? On ne saurait être plus sioniste que Théodore Herzl, qui, lui, ne répugnait pas à utiliser le mot « colonisation ». Il commet aussi un fâcheux contresens historique lorsqu’il évoque la démographie. Si la population juive est en effet, « aujourd’hui », majoritaire dans Israël intra-muros, c’est la double conséquence d’un plan de « partage » inéquitable, et de l’exode forcé de huit cent mille Palestiniens chassés par une politique de terreur [^2].


On peut donc difficilement se prévaloir du « résultat » pour contester le caractère colonial de la création d’Israël et de sa politique dans les territoires palestiniens. Mais on doit évidemment dire cela sans souhaiter pour autant la destruction d’Israël. Sur ce chapitre, Plenel laisse paraître son désaccord. Et c’est lui qui a raison. Mais à part cette échappée dans un conflit qui n’est pas pour l’instant au cœur du sujet des « révolutions arabes » — mais qui, assurément, en subira le contrecoup –, Stora et Plenel nous proposent un dialogue intéressant, informé et pertinent, où l’on trouve à grands traits des clés de compréhension d’événements parfois difficiles à analyser.

[^2]: Occasion pour nous de signaler la réédition du toujours indispensable **100 clés du Proche-Orient* ,* d’Alain Gresh et Dominique Vidal. On se reportera utilement aux mots « Expulsion » et « Partage ». Fayard/Pluriel, 748 p., 17 euros.

Idées
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