Disparition de Jorge Semprún : « La déportation, une mémoire ouverte »

Jorge Semprún est mort hier, à Paris, à l’âge de 87 ans. Politis.fr réédite ici en accès libre l’entretien d’Olivier Doubre avec l’écrivain, paru en avril 2010. Jorge Semprún y évoquait ses années de déportation, son engagement politique, sa pratique de l’écriture. Une plongée dans la mémoire d’un siècle à la fois tragique et passionnant.

Politis.fr  • 8 juin 2011
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Disparition de Jorge Semprún : « La déportation, une mémoire ouverte »

Politis : Dans votre livre, où vous revenez largement sur vos parcours personnel et intellectuel, vous citez Marc Bloch, qui, dans l’Étrange Défaite, écrit en 1940-1941 :
« Il n’y a pas de meilleure époque que la nôtre. » Avez-vous été, vous-même, heureux de vivre au XXe siècle, passionnant et passionné ?

Jorge Semprún : Eh bien oui ! Je ne vais pas rappeler ici le personnage considérable que fut Marc Bloch. Grand historien et grand résistant, il ajoute même : « Heureusement que nous avons encore à nous battre ! » Dans cette analyse de la défaite d’une lucidité extraordinaire, il défend la démocratie mais montre surtout la modernité du nazisme, au contraire des nombreuses analyses qui le dépeignaient comme un phénomène obscurantiste. Marc Bloch a été un des rares à avoir compris cette modernité, certes barbare ou oppressive, du nazisme, qui avait un certain caractère révolutionnaire (même si révolution signifie tout autre chose pour moi) par rapport à la société établie, à la société bourgeoise. La plupart des dirigeants nazis étaient jeunes, et le nazisme avait à voir avec la jeunesse de cette époque. Une jeunesse qui portait une illusion funeste et barbare… Pour ma part, j’ai appartenu à une autre partie de la jeunesse du moment, celle qui combattait cette illusion mortifère.

En 1947, alors que vous venez
de rentrer d’un an et demi passé au camp de Buchenwald, après deux années dans la Résistance en France, vous vous engagez
au Parti communiste espagnol, dont vous deviendrez vite un dirigeant, et repartez dans
la clandestinité, cette fois en Espagne, contre le régime
de Franco. N’étiez-vous pas fatigué de prendre des risques ?

Non. Mais, la vraie raison, c’est l’échec de l’écriture. J’ai toujours voulu être écrivain, depuis l’âge de 8 ans. J’ai donc essayé d’écrire au retour du camp. Et je n’ai pas réussi. Non pas parce que je ne pouvais pas écrire ; on peut toujours écrire si l’on veut, plus ou moins bien. Je voulais faire un livre de témoignage de ce que j’avais vécu et vu à Buchenwald, qui soit aussi quelque chose de littéraire. Or, je n’ai pas réussi car je suis arrivé assez vite à la conclusion que rester dans cette mémoire-là voulait dire rester dans la mort. Et que le risque de suicide était évident. D’ailleurs, voyez le nombre de suicidés parmi les anciens déportés, de Primo Levi à Jean Améry, parce qu’ils sont justement allés jusqu’au bout de leur témoignage, de leur travail sur la mémoire. J’ai donc renoncé à écrire. Et la meilleure thérapie, c’était la politique. Certes, le risque était là, mais cela a aussi quelque chose d’excitant pour un jeune homme de 23 ans.

Pourquoi ai-je employé à l’instant le mot thérapie ? Parce que la politique, c’est toujours demain, surtout dans un combat contre une dictature : demain, on fera la grève générale, on fera la révolution… On se situe toujours dans l’avenir. Et je n’avais plus jamais à me rappeler le camp, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité puisqu’à Madrid, comme clandestin, je ne devais dire à personne que j’avais été déporté. Pourtant, cela m’a rattrapé des années plus tard. Dans cette maison du Parti où j’étais hébergé et qui était tenue par un couple, lui avait été déporté à Mauthausen, un camp très dur en Autriche. Mais il m’a fallu une assez longue période d’oubli, de mise en perspective, de déprise de moi-même. À la fin, je pouvais presque parler à la troisième personne de ma propre histoire ! J’avais pris mes distances. Et c’est la politique qui m’y a aidé.

Vous aviez dès cette époque un grand intérêt pour la pensée allemande. Vous citez ainsi Hermann Broch, qui a rappelé comment, dès Kant, la longue tradition philosophique allemande a introduit et pensé la notion de « mal radical ». Aviez-vous conscience, dans le camp, de vous trouver alors face au « mal radical » ?

D’une certaine façon, oui. Le hasard a voulu que, quelques semaines avant mon arrestation dans les faubourgs de Joigny par la Gestapo, la traduction de l’essai de Kant la Religion dans les limites de la simple raison soit parue chez Vrin. Je l’avais dans ma sacoche dans le maquis et c’était donc un des derniers livres que j’avais lus. Bien entendu, ma lecture à l’époque a été surtout axée, comme étudiant, sur la grande polémique entre Kant et d’autres, notamment Schiller, à propos des raisons du retour de Kant au « mal radical », critiqué alors comme un retour à la foi chrétienne, avec cette notion qui s’apparente au péché originel. À l’époque, on ne savait rien des camps, même si l’on savait que la déportation possible vous menait vers des lieux bizarres.

C’est dans le camp que ma réflexion a évolué, lors des discussions dominicales au bloc 56, où se réunissait un petit groupe d’intellectuels autour du châlit où agonisaient Maurice Halbwachs, qui avait été mon professeur de philo­sophie en khâgne à Paris, et Henri Maspero, le père du futur éditeur François Maspero, grand sinologue du Musée de l’Homme. Un dimanche est apparu dans notre conversation le concept de « mal radical », notamment par la voix de l’un d’entre nous qui était un témoin de Jéhovah. Et j’ai compris très vite que l’expérience de la vie quotidienne au camp était une expérience du mal radical. Pourtant, paradoxalement, pour moi, elle est d’abord l’expérience de la liberté. Car c’est à Buchenwald que j’ai compris que si la liberté est consubstantielle à l’homme, elle est liberté pour le bien comme pour le mal. Par exemple, le geste, que j’ai vu faire de nombreuses fois, de celui qui, par solidarité politique ou religieuse, partage son pain, alors qu’il sait qu’il risque de perdre quelques jours de vie…

Or, il existe aussi des gens capables de voler le pain de l’autre. Pour ma part, je préfère, dans mes livres, privilégier les moments où l’emporte le choix du bien. Mais, dans la mémoire et dans le récit, pourquoi privilégier ceux qui volent le pain ? L’homme est libre, et le mal fait partie de la liberté humaine. C’est pourquoi je ne crois pas au mythe de l’homme nouveau. Quand bien même la société qui l’entoure serait parfaite, l’homme reste capable du mal, celui-ci pouvant s’exprimer de mille manières, pas seulement dans des théories politiques qui mènent à un système totalitaire. On ne refait pas l’homme.

Vous insistez beaucoup sur
la question de la transmission
de cette mémoire et sur le rôle du témoin. Mais, tout d’abord, nombre de conférences
de ce livre le montrent,
vous êtes beaucoup retourné
à Buchenwald…

Pendant une longue période, je n’y suis pas retourné. Pas avant la chute du mur de Berlin. Je n’y suis revenu qu’en 1992. Situé à l’Est après 1945, en zone d’occupation russe, le camp a d’abord été un camp soviétique jusqu’en 1950, date à laquelle il a été fermé et rasé par les autorités de la jeune RDA, qui en ont fait alors un lieu de mémoire assez extraordinaire. Auschwitz, par exemple, est un camp qui a été conservé tel qu’il était en 1945 mais qui, d’une certaine façon, n’est pas authentique : le bois des baraques est régulièrement remplacé, tout est réparé, renouvelé, en quelque sorte cloné. Je ne suis pas en train de critiquer ce choix ni de juger de ce qui est le mieux. Je dis seulement qu’à Buchenwald ils ont choisi le parti pris contraire : les baraques ont été rasées, seuls les bâtiments qui étaient déjà en dur ont été conservés, c’est-à-dire le crématoire, le magasin général, la douche de la désinfection.

Et l’on a seulement gardé comme les traces archéologiques des baraques, un peu comme si l’on visitait un site gréco-romain. C’est aujourd’hui un ­double musée, un sur le camp nazi et un sur le camp soviétique, où ce grand espace vide permet d’évoquer à la perfection le passé, un peu comme un espace théâtral. En 1992, la première fois que j’y suis retourné, j’ai été très impressionné. Mais il s’est alors passé quelque chose d’instructif sur la question du témoignage. J’écrivais alors l’Écriture ou la vie, j’avais du mal à terminer le livre, et j’ai senti que cela m’aiderait de retourner au camp. C’est alors que j’ai fait une découverte extraordinaire : j’avais toujours cru que le vieux communiste allemand déporté qui avait rempli ma fiche d’arrivée au camp fin 1943 y avait inscrit comme profession ce que je lui avais dit, c’est-à-dire « étudiant » ( Student en allemand), même s’il m’avait rabroué en disant que ce n’était pas un métier au camp. Or, le directeur du musée m’a sorti la fiche des archives du camp et j’ai vu inscrit le mot « Stuckarbeiter » , c’est-à-dire stuccateur, celui qui travaille le stuc, le plâtre. Ce qui est un métier qualifié.

Ce vieux communiste allemand savait qu’on gardait à Buchenwald tous les métiers qualifiés et qu’ainsi je ne serais pas envoyé dans un transport vers des lieux de travail extrêmement mortifères. Student lui avait sans doute suggéré Stuckarbeiter. Il m’a donc sauvé la vie. Ainsi, en 1992, quand j’ai lu ma fiche quarante ans plus tard, toute ma vision de mon arrivée au camp a été bouleversée ! D’où la différence entre mon premier livre, le Grand Voyage , paru en 1964, et l’Écriture ou la vie, paru en 1994.

Dans votre allocution à Buchenwald en 1995 pour le 50e anniversaire de la libération du camp, qui figure dans ce livre, vous vous interrogiez sur le fait de savoir s’il est vraiment « convenable » de parler après tant de morts. Dans quelles conditions est-ce effectivement convenable ?

C’est convenable si c’est fait avec humilité (la plupart des anciens déportés le font ainsi, évidemment), avec la sagesse de quelqu’un qui parle à la place de ceux qui ne peuvent pas parler et auraient des choses à dire autrement plus importantes que lui. C’est convenable dans un certain cadre moral, si l’on s’efface, si l’on parle « au nom de », si l’on devient une voix parmi les voix possibles. Cependant, les témoins vont progressivement disparaître.

Il faut donc, à mon avis, que la littérature s’empare de cette mémoire, comme elle s’est emparée d’événements du passé, comme la guerre de Trente Ans ou la guerre de 14-18. Aujourd’hui, il n’y aurait plus rien sur 14-18 s’il n’y avait pas les romans. Que ceux-ci soient écrits par des descendants des poilus ou non, c’est une autre question, mais ce ne sera plus jamais un témoignage direct. La mémoire directe, « charnelle » comme je dis parfois d’une façon exagérée, va donc disparaître. La seule qui va perdurer le plus longtemps est celle des enfants juifs, d’abord déportés à Auschwitz avant d’être « évacués » par les SS à Buchenwald devant l’avancée de l’Armée rouge.

En somme, en respectant les conditions dont je viens de parler, on peut et il faut témoigner. Mais je n’aime pas le terme de « devoir de mémoire », surtout quand on en parle aux jeunes générations d’aujourd’hui. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les jeunes n’ont que le devoir de savoir, de connaissances, de conscience…

Il vient d’y avoir une polémique, lancée par Claude Lanzmann, autour du livre de Yannick Haenel, Jan Karski [^2], où est romancée la vie de ce rare témoin direct de la Shoah qui a, à l’époque, tenté d’alerter les Alliés. Sans revenir sur cette polémique, vous pensez – et vous aviez déjà défendu cette position lors de la parution des Bienveillantes de Jonathan Littell en 2006 – que la fiction est la seule à pouvoir « sauver » cette mémoire. Ce que Claude Lanzmann n’a pas l’air de comprendre…

En effet. Mais je ne veux pas polémiquer avec Lanzmann. Je crois néanmoins que, sur le plan du principe, littéraire en général, la fiction doit prendre le relais. Avec des exigences et des contraintes cependant. J’ai moi-même introduit de la fiction dans mes livres. Par exemple, dans le Grand Voyage , le « gars de Semur » n’a jamais existé. Et j’ai expliqué pourquoi : lorsque j’ai « refait » le voyage en train jusqu’à Buchenwald en écrivant le livre, je me suis offert le luxe d’un copain à qui parler. Un copain qui était bien sûr inventé d’après la réalité : des « gars de Semur », j’en ai connu plusieurs dans le maquis en Bourgogne, avec cette espèce de sagesse populaire, paysanne…

Mais il y avait pour moi une limite morale. Celle de ne jamais introduire une fiction qui puisse détruire le témoignage dans le sens des négationnistes. Leur méthode est en effet très simple : se focaliser sur un détail faux pour dénier toute réalité au reste du récit. Or, il existe plein de détails faux dans les meilleurs témoignages, des détails de type homérique, c’est-à-dire exagérés. J’ai lu, par exemple, un très bon témoignage sur le camp de Buchenwald, qui n’était pas un texte littéraire, où l’auteur raconte, en toute bonne foi, convaincu de dire la vérité, qu’il a vu un jour les SS pendre 45 Russes sur la place d’appel du camp. Ce qui était juste impossible. Jamais les SS n’auraient osé pendre 45 Russes alors qu’il y avait 3 000 Russes alignés sur la place d’appel. Sinon, ceux-ci auraient à coup sûr foncé vers les miradors. L’auteur a cru bon d’en rajouter, parce qu’il raconte une chose terrible…

Ma limite littéraire était donc morale : ne jamais rajouter, pour enjoliver un récit et le rendre plus crédible, des détails faux qui puissent tomber sous le coup d’une critique négationniste. Mais chacun doit inventer sa propre limite morale quand il fait un livre. Est-ce que quelqu’un comme Haenel l’a respectée totalement quand il parle de ­Roosevelt ? Chacun peut en débattre. Mais il nous faut nous habituer au fait que plus aucun d’entre nous, qui avons vécu cette période et ces événements, n’a le copyright sur la mémoire de la déportation et sur la mémoire de l’extermination. C’est une mémoire ouverte. Certes, il faut la baliser, lui donner des règles morales, mais c’est une mémoire ouverte.

Propos recueillis par Olivier Doubre

[^2]: Gallimard, 2009.

Idées
Temps de lecture : 13 minutes
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