Leçon de morale faite au peuple

Denis Sieffert  • 16 juin 2011 abonné·es

Pas sûr que, dans les jours qui viennent, cela fasse les gros titres du « 20 heures » ! Et pourtant voilà bien un de ces événements qui mériteraient débat tant ils conditionnent nos vies quotidiennes. Dans une semaine, le 24 juin, le Conseil des ministres européens de l’Économie entérinera — cela ne fait guère de doute — les recommandations budgétaires adoptées quinze jours auparavant par la Commission européenne. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de la dette. Cette dette qui ruine les Grecs, plus que la Grèce, les Portugais, plus que le Portugal, et qui pourrait demain ruiner les Français, et qui justifie depuis plusieurs années déjà toutes les attaques contre la Fonction publique et les services du même nom. Oh certes, la dette n’est pas une nouveauté. On en trouve trace dans l’histoire de France dès le XIIIe siècle. Mais Saint Louis ne connaissait ni l’Union européenne, ni l’euro, ni José Manuel Barroso, l’homme qui, selon l’excellent mot de Jean-Louis Bourlanges, « parle six langues pour ne rien dire ». Or, avec l’Union européenne, l’euro et Barroso, la dette n’est plus tout à fait ce qu’elle était. Plus question aujourd’hui de laisser filer l’inflation, et impossible de dévaluer notre monnaie, qui, d’ailleurs, n’existe plus. Dans les deux cas, un tour de passe-passe effaçait tout ou partie de la dette par le simple jeu d’une émission de monnaie par la Banque de France. Cela, c’est fini !



 On se gardera cependant de rouvrir ici le débat sur l’Europe. Restons-en à ce simple constat qui nous occupe aujourd’hui : l’Union européenne (la Commission) recommande à nos ministres européens de réduire sensiblement les déficits publics pour les ramener à hauteur de 3 % du PIB, comme le traité de Maastricht nous en faisait obligation. Ce discours sur l’impérieuse nécessité de lutter contre les déficits est relayé chez nous sur le ton de l’évidence bêtifiante. « La France, c’est comme un ménage, nous expliquent de savants experts en s’abaissant un instant à notre niveau de niaiserie, et si nous dépensons plus que nous percevons, les dettes s’accumulent. » « Pour les rembourser nous empruntons ; alors, dans le meilleur des cas, nous nous appauvrissons à force de verser des intérêts à nos créanciers ; et dans le pire, c’est l’enfer de la faillite collective. » Soit, mais la dette existe depuis au moins huit siècles, et la fable du pays qui se gère comme un ménage est toute récente. Ce n’est guère que depuis 1973 que la Banque de France n’a plus le droit de prêter… à la France. Et ce n’est que depuis 2000 que le recours à la dévaluation est impossible. Avec la réunion du 24 juin, et ce qui s’ensuivra, on réduira encore délibérément les marges de manœuvre des États dans la gestion de leurs budgets.



Il ne s’agit évidemment pas ici de faire l’éloge des déficits et de la dette. Encore que, dans un passé déjà lointain, celle-ci a pu permettre la réalisation de politiques sociales et le développement de services publics (mais aussi, de financer des guerres…). Admettons donc que ce n’est pas la panacée. Le problème est ailleurs. Qui creuse les déficits ? Il suffirait de se pencher sur les politiques fiscales de ces dernières années — exonérations et autres niches et boucliers qui profitent aux plus favorisés — pour apporter la preuve que l’aggravation du déficit résulte en grande partie de ces dispositions [^2]
. C’est vrai au niveau des ménages, comme à celui des entreprises. Comme par hasard, l’impôt sur les bénéfices a été considérablement allégé pour les firmes du CAC 40, et alourdi pour les PME.

Si l’on osait faire du mauvais humour sur le sujet, on dirait que l’on impose surtout les bénéfices des entreprises qui n’en font pas. Résultat : la dette est de 1 500 milliards aujourd’hui ; elle était de 662 milliards quinze ans auparavant. Plus grave encore : elle est mécaniquement alourdie par la nature des emprunts que le pays est obligé de contracter. Autrefois, la France empruntait à la Banque de France. Depuis le changement de statut de cet établissement, et la création de l’euro, l’État est contraint d’emprunter sur les marchés financiers. À tous les coups, ce sont les banques et les établissements financiers qui gagnent. Ceux-là paient moins d’impôts, et perçoivent les intérêts pour la dette qu’ils contribuent à creuser. Après cela, c’est au salarié modeste, au chômeur ou à l’exclu, mais aussi aux enseignants et aux personnels hospitaliers, que l’on adresse cette remontrance : « Vous vivez au-dessus de vos moyens ! » C’est donc moins l’idée de maîtriser les dépenses qui est répréhensible que le contexte d’injustice sociale dans lequel cette politique s’applique. En quelques années, la dette est devenue prétexte à toutes les offensives antisociales, et l’instrument de transfert de richesses des plus pauvres aux plus riches. Oh rassurez-vous, le 24 juin, on parlera de « dette » et de « déficit budgétaire » au « 20 heures ». Mais à la façon d’une sempiternelle leçon de morale administrée au peuple. Et ce sera beau comme du Luc Ferry.



[^2]: Voir le Piège de la dette publique, Les liens qui libèrent, 192 p., 9 euros. On y retrouve la plupart des économistes d’Attac, dont certains sont aussi chroniqueurs dans Politis.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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