Les travailleurs sociaux en première ligne

Erwan Manac'h  • 30 juin 2011 abonné·es

Grenoble, agglomération étudiante et sportive de 530 000 âmes : comme ailleurs, le marché du cannabis a le vent en poupe depuis le début des années 1980. Les travailleurs sociaux dénoncent des situations d’addiction très ancrées chez les jeunes les plus fragiles socialement. « Certains ont besoin de fumer 10 à 15 joints par jour », explique un éducateur de prévention de la délinquance à Grenoble. «  Il y a un manque de confiance en soi réel chez ces jeunes, et le cannabis empêche de se prendre la tête, de devenir fou et de tout casser. C’est un antidépresseur puissant », analyse Carole Riondet, psychologue dans le petit quartier populaire de Mistral, au sud de Grenoble.

Les consommateurs se cachent de moins en moins pour fumer du cannabis. Le tabou étant presque tombé, les collectivités locales mettent déjà en place des mesures d’accompagnement. Tout dépend alors de la volonté politique de chaque commune. « Lorsque la consommation de cannabis est liée au groupe, nous pouvons travailler au plus près des jeunes pour les aider à s’en éloigner, en les sortant de leur mal-être, expose Pierre Brun, directeur du service prévention du Comité dauphinois d’action socio-éducative (Codase). Nous connaissons les solutions, le tout est d’y investir des moyens. » La dépénalisation ne serait donc pas une révolution, même si d’autres s’interrogent quand même sur le risque de « banaliser quelque chose qui ne l’est pas », comme le dit Carole Riondet : « Nous nous apercevons, par exemple, que l’alcool est un problème absolument dramatique en dépit du fait qu’il est légal et entouré. »

La problématique du trafic est encore plus délicate. Dans les réseaux très structurés, appelés par les médias les « supermarchés de la drogue », observés dans certains quartiers, parfois, les petites mains recrutées sont encore à l’école primaire. Attirés par la promesse de réussite et le mythe de l’argent facile, ces adolescents mettent le doigt dans un engrenage. Pour ces gamins qui gravitent autour des dealers, et qui se sont souvent accoutumés à une forte consommation, les sommes gagnées constituent l’argent de poche, voire pour certains l’équivalent d’un Smic. « Ce sont les petits galériens des quartiers… Ils ne sont jamais sereins, témoigne Yann (1), ex-petit vendeur. Ils sont constamment sous pression par rapport aux acheteurs ou aux “grossistes”, qui leur demandent de vendre toujours plus, ou de vendre de la merde. » 
À cette pression s’ajoute celle de la police, qui s’est concentrée sur le bas de l’échelle, poussée par la politique du chiffre et la réduction des effectifs. Dans le département de l’Isère, la brigade des stupéfiants de la police nationale devrait passer de huit à six officiers, après le non-remplacement de deux départs, pour couvrir un bassin de 1,2 million de personnes. Privées de moyens d’enquête, les forces de l’ordre procèdent donc par coups de filet ponctuels, sur signalement ou flagrants délits, qui touchent les petits revendeurs. « La dépénalisation ferait un peu baisser les tensions, elle pourrait permettre une redistribution des moyens policiers sur les gros trafiquants », estime Pierre Brun.


Après une interpellation, le trafic se reconstitue très rapidement autour des nouveaux candidats, qui ne manquent pas : des dizaines de jeunes attendent leur tour. Selon plusieurs témoignages, un dealer au bas de l’échelle, qui est détenteur d’un petit marché, peut gagner jusqu’à 2000 euros par semaine. Face à ce gain, les promesses d’insertion ne font pas le poids : les solutions de logement, de santé, d’emploi proposées par les éducateurs sont si rares et si peu crédibles. « C’est un problème social global, c’est tout le système qui dysfonctionne », insiste Carole Riondet.
Selon ces acteurs de terrain, il faut surtout réinvestir dans les outils d’accompagnement, l’école, les hôpitaux, la justice, pour retisser le maillage distendu. « Nous sommes face à des groupes de jeunes qui n’ont aucune perspective. Ils vivent dans l’instant, multiplient les prises de risques, raconte Pierre Brun. Le cannabis n’est pas un facteur aggravant. Je dirais presque, au contraire, qu’il a des effets tranquillisants. »


Publié dans le dossier
Drogues, pourquoi il faut dépénaliser
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