L’esclavage, une prédation qui n’en finit pas

L’historienne Françoise Vergès montre que l’esclavage colonial est inséparable
de la modernité, et comment « un capitalisme prédateur a durablement marqué l’Europe ».

Olivier Doubre  • 23 juin 2011 abonné·es
L’esclavage, une prédation qui n’en finit pas
© Photo : AFP / Kambou

L’esclavage ne fait pas (seulement) « partie de notre passé : loin de suivre un trajet linéaire de son émergence à son abolition, il constitue encore aujourd’hui une des plus importantes violations des droits de la personne et existe toujours dans de nombreuses parties du globe ». C’est là le terrible constat que fait Françoise Vergès. Auteure de plusieurs ouvrages sur l’outre-mer français et l’une des rares spécialistes en France de la « théorie postcoloniale » née dans les universités anglo-saxonnes, où elle a été formée et où elle enseigne, l’historienne poursuit ses recherches sur cette réalité mortifère, en particulier la traite négrière et les « économies de prédation » mises en place à partir du XVIe siècle par les puissances européennes par-delà les océans. Après la Mémoire enchaînée (2008), et surtout ses magnifiques entretiens avec Aimé Césaire [^2], Françoise Vergès continue d’en explorer les « résonances sur notre temps ». Si l’esclave constitue bien une « figure multiforme et protéiforme, si variée dans le temps et l’espace qu’il semble pratiquement impossible de la saisir sous un seul vocable », celle-ci, « rassemblant vulnérabilité et résistance, expérience de l’humiliation et aspiration à la dignité », donne à voir également, en creux, les formes « régulièrement réinventées d’un capitalisme prédateur » qui a marqué durablement l’Europe. La France en tout premier lieu. Or, c’est bien le caractère a priori périphérique — puisque c’est d’abord des territoires d’outre-mer qu’il est question — et ancien de cette histoire que l’historienne s’emploie à remettre en cause. « Ce qui domine encore aujourd’hui, c’est la conviction que l’esclavage colonial est un “reste” des temps anciens, la trace d’une barbarie appartenant aux temps prémodernes. » Françoise Vergès souligne donc le « rôle central des traites et des esclavages dans l’histoire de l’humanité, et celui de la traite et de l’esclavage colonial dans la formation du monde moderne ». Considérée comme lointaine, voire extérieure dans l’imaginaire collectif occidental, cette histoire se révèle au contraire « inséparable de la modernité ».

C’est là tout l’apport de son nouveau livre que de mettre en relation les esclavages antiques, médiévaux ou coloniaux à travers le monde, avec les formes de « prédation », de trafic et d’exploitation des êtres humains qui aujourd’hui encore rongent les principes démocratiques sur lesquels nos sociétés devraient pouvoir asseoir leur légitimité. L’auteure considère en effet « les » esclavages et « les » traites, signalant là « à la fois leur présence à travers l’histoire et la diversité de leurs formes ». Et souligne la permanence de tout temps de l’existence du trafic d’êtres humains, « comme marchandises à échanger contre d’autres êtres humains, de l’argent ou d’autres biens ». L’histoire des traites passées résonne donc directement avec « l’existence de nouveaux fantômes parmi nous, des personnes “sans nom”, mortes sans sépulture, ces personnes qui brûlent leurs papiers, empruntent des identités pour échapper à la pauvreté et aux persécutions, ces personnes enterrées dans des tombes anonymes ». Une histoire qui va évidemment de pair, comme dans le passé, avec « l’idée que les esclaves sont racialement distincts », avec « l’existence d’une barrière infranchissable entre “maître = blanc” et “esclave = noir” », nourrissant « une série de “vérités” qui contaminent la pensée et l’opinion ». Mais une histoire qui est aussi très loin (malheureusement) d’être terminée. Françoise Vergès étaye ainsi sa démonstration par des chiffres terrifiants, issus des statistiques de l’Organisation internationale du travail (OIT) ou du Bureau international du travail (BIT), estimant que plus de 9,3 millions de personnes sont aujourd’hui soumises, dans la région Asie-Pacifique, à la forme « la plus répandue de l’esclavage », celle du « travail pour dette ». De même, le travail forcé des enfants a connu ces dernières décennies une augmentation considérable. S’il concerne « avant tout les pays en développement », il existe aussi, contrairement à une idée communément admise, « dans beaucoup de pays industrialisés et a fait son apparition dans des pays d’Europe de l’Est et d’Asie qui ont brutalement libéralisé leur économie ».

À l’échelle de la planète, selon l’ONU, le trafic d’êtres humains « constituerait aujourd’hui la troisième source de revenus illégitimes dans le monde ». À l’aune de ces données, on comprend mieux pourquoi l’esclavage doit à bon droit être considéré comme une « réalité inséparable de l’histoire de l’humanité ». Une réalité à laquelle Françoise Vergès se consacre à travers son travail d’historienne mais aussi en tant que présidente du Comité pour l’histoire et la mémoire de l’esclavage, organisme créé à la suite de l’adoption de la loi dite « Taubira », reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité et à l’origine de l’instauration de la Journée de sa commémoration, chaque 10 mai. Or, ce double engagement n’est pas seulement tourné vers le passé ; universitaire à la tête d’un Comité travaillant à l’histoire et à la mémoire, elle prolonge son travail d’historienne en luttant contre la « légende qui voudrait qu’une coupure radicale s’opère entre la modernité et l’esclavage ». Et, avec ce nouveau livre, contre les prolongements contemporains de l’odieuse « prédation ».  

[^2]: **Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès* ,* Aimé Césaire, Albin Michel, 2005. Cf. Politis n° 880, 15 décembre 2005.

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