Quand la libéralisation déraille

Le rapport d’une enquête parlementaire consacrée à la situation de l’industrie ferroviaire confirme les dangers et dysfonctionnements liés à l’ouverture du secteur à la concurrence.

Jeanne Portal  • 30 juin 2011 abonné·es
Quand la libéralisation déraille
© Photo : Bozon / AFP

En 2010, la SNCF supprimait 4 000 emplois de cheminots. De 2002 à 2005, l’entreprise publique a supprimé 13 550 postes, déplorent les syndicats, qui régulièrement mettent en cause la libéralisation du secteur ferroviaire. Car les bienfaits de l’ouverture à la concurrence du rail se font toujours attendre, si l’on en croit les travaux de la commission d’enquête parlementaire sur la situation de l’industrie ferroviaire, présidée par le député communiste Alain Bocquet, qui a auditionné pendant six mois divers professionnels du rail. Le rapport de cette commission, rendu public le 8 juin, dresse un bilan alarmant de l’industrie ferroviaire depuis 1997, première étape de la libéralisation, et une projection tout aussi alarmante sur le devenir de la SNCF.

Le rapport met en évidence un manque d’harmonisation des réseaux européens. Surtout, le marché du rail pousse les États européens à se livrer à des guerres fratricides, qualifiées par le rapporteur UMP Yanick Paternotte de « cannibalisation du marché ». Alain Bocquet rappelle ainsi l’ « affaire Eurostar [en 2010, ndlr] c’est-à-dire l’acquisition de nouvelles rames Siemens [le rival allemand d’Alstom, jusqu’alors unique fournisseur de rames TGV d’Eurostar, ndlr] par un opérateur contrôlé majoritairement par la SNCF » , qui est à l’origine de la commission d’enquête.

La construction du marché a engendré la fermeture de gares, la création de filiales à tout va et la prolifération d’unités de sous-traitance, incitées par ailleurs à délocaliser une partie de leur activité dans les pays émergents. L’industrie du rail français est désormais composée d’un millier de petits sous-traitants, parfois spécialisés à l’excès, dépendants de la santé économique des « donneurs d’ordres » . « La politique capitaliste conduite par la SNCF, main dans la main avec le gouvernement, engendre une réduction des effectifs et le transfert de la charge de travail à des entreprises sous-traitantes dans le seul but de faire du dumping social. Cette suppression des emplois de cheminots ainsi que l’éclatement de l’industrie ferroviaire est la résultante de la séparation entre la gestion de l’infrastructure et son exploitation, avec la création de Réseau ferré de France [RFF, entreprise qui entretient et développe les lignes de chemin de fer, ndlr] » , résume Stéphane Boulade, secrétaire fédéral de SUD-Rail, un des syndicats auditionnés.

Cette situation n’est pas sans conséquence pour la sécurité : « On constate une hausse du trafic et, parallèlement, on ne met pas en place des infrastructures suffisantes, comme la création de voies supplémentaires. Les rames passent beaucoup moins souvent par des ateliers de maintenance, même chose pour les rails, qui sont moins surveillés. Les équipes chargées de cette maintenance sont considérablement réduites, ce qui entraîne une baisse des contrôles techniques […]. Les pannes se multiplient. Nous courons tout droit à des problèmes, des incidents, voire des accidents ferroviaires » , prévient Stéphane Boulade.

Selon le syndicaliste, la ­libéralisation du secteur en France s’aligne de plus en plus sur le modèle anglais qui a engendré tant de problèmes de régularité et de sécurité ferroviaire. SUD-Rail propose dès lors « la reconstitution de l’entreprise intégrée avec la réintégration de RFF au sein de la SNCF, un réinvestissement massif dans le ferroviaire par tous les décideurs (SNCF, État, conseils régionaux, etc.), ainsi que le retour à un véritable service public » . La commission d’enquête a de son côté présenté 25 propositions, dont certaines mettent en évidence le caractère d’urgence et les difficultés liées à la libéralisation. L’une d’entre elles demande, par exemple, « la réalisation d’urgence d’un audit indépendant sur l’état général, la maintenance, les modalités d’emploi et les perspectives de renouvellement du parc fret » .

Autre conséquence de la libéralisation du rail en Europe, les grands opérateurs veulent disposer rapidement d’équipements toujours moins coûteux, une course folle qui se fait au détriment des entreprises locales, souligne la commission d’enquête. Une des raisons est l’ouverture à la concurrence, désormais, de 75 % des marchés publics européens, contre seulement 25 % au Japon et une fermeture quasi totale en Chine. Mais, au sein même de l’Union européenne, le chacun pour soi domine. En Allemagne, la Deutsche Bahn a, par exemple, passé une commande de 300 trains au constructeur Siemens en avril, et verrouillé de facto le marché allemand de la grande vitesse pour les vingt prochaines années.

Les députés se sont aussi interrogés sur le transfert de technologies d’entreprises européennes au profit des pays émergents. Auditionné par la commission d’enquête, Patrick Kron, le président d’Alstom, estime « préjudiciable à l’innovation » ce transfert de technologie « car il ne rétribue pas à son juste prix les efforts de recherche et développement » des entreprises. Et pointe la Chine, jugée « grande accapareuse de technologies étrangères » , et qui vend désormais son savoir-faire aux pays européens.

De là à dire que la libéralisation du rail est un échec… La commission ne tranche pas.

Temps de lecture : 4 minutes