« L’Autre fille », d’Annie Ernaux : Le poids d’une ombre

Dans « l’Autre Fille », Annie Ernaux explore l’importance dans sa vie d’une sœur aînée défunte.

Christophe Kantcheff  • 21 juillet 2011 abonné·es

Dans la Place , qui a révélé Annie Ernaux il y a près de trente ans, elle ne lui consacrait que quelques lignes. Aujourd’hui, Annie Ernaux publie un livre sur sa sœur, morte à 6 ans, en 1938, de la diphtérie. Une petite fille baptisée Ginette, que l’auteure, née en 1940, n’a vue que sur quelques photos, et dont ses parents ne lui ont jamais parlé. En retour, elle ne les a jamais interrogés sur cette enfant décédée. L’Autre Fille – et non pas Ma Sœur , titre impossible – est une lettre qu’elle lui adresse.

Dans la mémoire d’Annie Ernaux, où celle-ci puise pour écrire, la jeune défunte est un trou noir. Un point aveugle. « Tu n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. » Même si cette ombre a évidemment pesé sur elle, Annie Ernaux décrit cet « héritage » sans pathos psychologique, qu’elle a toujours écarté de ses livres. L’existence de cette sœur morte lui a été révélée par des propos de sa mère qui ne lui étaient pas destinés, mais que, peut-être inconsciemment, elle désirait que sa fille entende. Annie Ernaux avait 10 ans et sa mère parlait avec une cliente de l’épicerie familiale : « Elle est morte comme une petite sainte… Elle était plus gentille que celle-là. »

En même temps que l’auteure décrit le choc que ces phrases ont eu sur elle, elle s’attache à comprendre ses parents plutôt qu’à les juger : « Je ne leur reproche rien. Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. » Pas de règlement de comptes, mais des phrases coupantes comme des silex, dont l’implacable lucidité ne s’embarrasse pas de la morale admise. Ses parents estimaient que leurs moyens ne les autorisaient pas à avoir deux enfants. Ginette devait être une fille unique. Annie l’a « remplacée ». Ils ont d’abord été dans la comparaison. « Elle était plus gentille que celle-là. » Puis cette deuxième fille a grandi, a continué à vivre. Il n’y avait plus qu’à se taire. « Il me semble que le silence nous a arrangés, eux et moi. » Parce que la morte était « une petite sainte » . La sainteté est indicible.

Après les Années, paru en 2008, un sommet dans l’œuvre « autosociobiographique » d’Annie Ernaux, on se demandait si le livre suivant aurait la même force. L’Autre Fille le rejoint par sa puissance d’analyse et son absence radicale de concession. « La malédiction des enfants, c’est qu’ils croient » , dit la citation de Flannery O’Connor en exergue. La chance des adultes, toujours sujets aux illusions, c’est qu’ils peuvent lire Annie Ernaux.

Culture
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