Les nationales roulent pour le privé

La privatisation des biens publics, menée sans relâche depuis trente ans, touche aujourd’hui le réseau des routes nationales. Près de 160 km viennent d’être mis en concession entre l’Allier et la Saône-et-Loire.

Pierre Thiesset  • 7 juillet 2011 abonné·es

Après avoir bradé les sociétés autoroutières en 2005, l’État cède des tronçons de routes nationales. Dernière en date : la RCEA, pour Route Centre-Europe Atlantique. Entre Montmarault (Allier) et Mâcon/Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), 160 kilomètres sont mis en concession. Comme la RN154 entre Dreux et Chartres, la RN205 qui relie l’A40 au tunnel du Mont-Blanc, la RN126 Castres-Toulouse, la RN10 dans les Landes… Le même scénario se répète : des travaux doivent être effectués pour passer en 2×2 voies ; l’État les délègue à une entreprise privée, qui finance la construction en contrepartie de la perception d’un péage. La RN19 (Langres-Vesoul) et la fameuse nationale 7 (entre Roanne et Moulins) sont les prochaines sur la liste.

« Il ressort clairement que le mode concessif est aujourd’hui le mode de financement dominant pour la réalisation des grands projets de développement du réseau routier national dans l’ensemble des régions françaises » , reconnaît la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, dans une note du 17 décembre 2010.
« En l’absence d’alternative raisonnable pour financer à court terme les aménagements nécessaires, la solution de recourir à la concession est un choix de raison et d’efficacité » , arguent Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, et Thierry Mariani, secrétaire d’État chargé des Transports, dans un communiqué commun [^2]. Ils admettent que l’État n’a plus les moyens de financer une politique de transports axée sur le ­tout-automobile, mais s’entêtent dans ce schéma issu des Trente Glorieuses. En martelant qu’il faut attirer des capitaux privés pour achever le programme autoroutier, relancé en 2010 par Jean-Louis Borloo au mépris du Grenelle de l’environnement.

« Leur argument clé, pour la RCEA, c’était : cette route est dangereuse, il y a des travaux à faire pour la sécuriser. Or l’État n’a pas d’argent frais, donc on passe au privé » , précise Stéphen Kerckhove, délégué général d’Agir pour l’environnement. Pourtant, des alternatives, il y en avait. Le conseil général de Saône-et-Loire, présidé par Arnaud Montebourg, a montré qu’une route express sans péage pouvait être financée par un emprunt, remboursé par l’écotaxe sur les poids lourds. La CGT a suggéré de ne pas mettre la totalité des 160 kilomètres en 2×2 voies, notamment un viaduc, pour réduire la facture. Europe Écologie-Les Verts et les associations environnementales proposaient des mesures très économiques pour sécuriser cette route meurtrière [^3] : des séparateurs centraux sur les sections dangereuses pour empêcher les dépassements ; des radars pour diminuer la vitesse ; la déviation vers les autoroutes voisines des camions en transit de l’Espagne à l’Europe du Nord. Ces propositions n’ont même pas été prises en compte.

« Les options qui évitaient un élargissement à 2×2 voies ont été rejetées, déplore François Lotteau, secrétaire régional d’EELV. On continue à faire du tout-béton, du tout-bagnole, du tout-autoroute, mais à travers des financements autres que publics. » La politique du bitume passe en force.
La privatisation « est un déni de démocratie » , s’insurge Arnaud Montebourg. Les conclusions du débat public le confortent : « La grande majorité des participants a fait part de son attachement à l’accès libre à une route sécurisée. » Pour Jean Gallet, militant syndical CGT au sein de la Direction interdépartementale des routes Centre-Est, cette « décision inique » constitue un grave désengagement de l’État : « Si on juge que cette route est dangereuse, l’État doit assumer ses responsabilités et en faire une priorité budgétaire. C’est choquant de ne pas trouver les financements nécessaires à l’aménagement de la RCEA. On est dans l’idéologie de la privatisation. »

Reste à trouver les capitaux privés pour une route à la rentabilité non assurée [^4]. Julien Milanesi, docteur en sciences économiques et l’un des fers de lance de l’opposition à l’autoroute Langon-Pau, explique le tour de passe-passe : « Les entreprises investissent dans ces équipements surdimensionnés parce qu’elles sont couvertes par l’État et les collectivités. Si la structure est déficitaire, une clause de déchéance permet au privé de se retourner sur le public. Une autoroute, ce n’est pas une épicerie : quand elle est en faillite, on ne met pas la clé sous la porte, l’État la récupère. Ce n’est pas dit que ces montages financiers coûtent moins cher à la collectivité. »

C’est même « une aberration économique » , selon Stéphen Kerckhove : « La taxe poids lourds ne sera plus prélevée, l’État se prive d’une rente régulière. Et on risque d’avoir un retour de bâton : une route sécurisée pour ceux qui peuvent payer, un report de trafic sur les routes connexes, ce qui déplacera l’insécurité. » Bien sûr, les bétonneurs agissent dans l’intérêt général. La décision parue au Journal officiel l’assure : élargir la route en 2×2 voies préserve les milieux naturels et limite les nuisances sonores !

[^2]: Ni le cabinet de Nathalie Kosciusko-Morizet ni celui de Thierry Mariani n’ont souhaité nous répondre.

[^3]: Une centaine de morts ces cinq dernières années.

[^4]: Les autoroutes principales (l’essentiel du trafic) sont déjà construites. Les petites liaisons mises en concession aujourd’hui ne génèrent qu’une faible circulation. Selon le Service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements (Setra), la fréquentation du réseau routier national tend à stagner, et diminuera avec la raréfaction du pétrole.

Écologie
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