Quand l’Espagne ramène sa fraise, ce fruit renie son histoire

Chronique « jardins » du week-end. Fruits et légumes peuvent-ils aussi être un objet historique et politique ? Retour, pour ce huitième épisode de la saison estivale, sur l’histoire de la fraise.

Claude-Marie Vadrot  • 23 juillet 2011
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Quand l’Espagne ramène sa fraise, ce fruit renie son histoire
© Photo : Oli Scarff / Getty Images /AFP

Pour la seconde fois de l’année, dopés par la pluie qui les arrose depuis une semaine, mes fraisiers de bord de Loire sont en fleur. Normal. Au milieu du mois d’août, ces remontantes seront à nouveau délicieuses, douces, sucrées et parfumées. Sans comparaison, comme d’ailleurs celles des producteurs de Sologne qui en proposent au marché, avec les dernières fraises d’Espagne qui traînent encore sur les étals, enfin bradés à leur juste prix parce qu’elles ne trouvent plus guère preneurs. Normal également. Les Français commencent à s’apercevoir que ces énormes fruits venus d’Andalousie et cultivés une partie de l’année à contre-saison n’ont pas seulement l’aspect de tomates, mais qu’ils en ont également le goût. Pas la consistance : essayez d’écraser une de ces fraises dans du sucre et vous constaterez qu’elle résiste farouchement. Avant de croquer sous la dent de ceux qui commettront l’imprudence de tenter d’en manger une.

Il s’agit de ce que les producteurs appellent des « fraises industrielles » . Cette variété a été inventée en Californie par des agronomes et des communicants qui ne se sont souciés que de son parfum, pour attirer l’acheteur. Comme tous les produits industriels, ces « choses » subissent l’épreuve de la chimie agricole. Cela commence au mois de septembre par la stérilisation des sols de 5 500 hectares de serres proches du parc national andalou de Doñana avec de la chloropicrine, produit interdit depuis des années, mais pour lequel ces producteurs bénéficient d’une dérogation régulièrement renouvelée. Cette substance n’est pas nouvelle : elle a fait son entrée dans le monde comme composant des gaz de combat pendant la première guerre mondiale et poursuivit sa carrière dans le gazage des Kurdes en Irak.

Le bromure de méthyle (CH3Br) est également utilisé, bien qu’il soit en interdiction progressive depuis la signature du protocole de Montréal pour la sauvegarde de la couche d’ozone. Interdiction totale confirmée en Europe (y compris en Espagne) depuis juillet 2005. Non seulement ce produit endommage la couche d’ozone mais il induit des troubles du système nerveux pour ceux qui le manipulent. Il peut rester en traces dans les fraises qui absorbent ce qu’il en reste dans le sol. Les quantités épandues chaque année sur les terres à fraisiers approchent le millier de tonnes, soit environ 500 kilos à l’hectare. Quand il devient impossible de se procurer ces produits, ils sont élaborés sur place par mélanges, malgré les risques que comportent la fabrication de ces « cocktails ». Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les énormes décharges où s’entassent, avec le plastique des serres, des centaines de bidons abandonnés par les « agriculteurs ».

Des clones de fraisiers, enfournés dans des chambres froides qui leur donnent l’illusion de l’hiver, sont mis en terre dès le mois de novembre et donnent leurs premières fraises à la fin du mois de janvier. Grâce à une nouveau cocktail chimique qui les aide à pousser et à résister aux maladies attaquant les plants fragilisés par ces mauvais traitements. Ils sont d’ailleurs détruits immédiatement après production alors qu’un fraisier, normalement, peut produire plusieurs années avant de s’épuiser. Toutes ces manipulations sont effectuées par des ouvriers et ouvrières agricoles venus, avec ou sans papiers, en général mal payés, du Maroc, de Roumanie ou d’Afrique Noire. Personne ne se préoccupant des conséquences de ces produits sur leur santé, qu’il s’agisse des affections respiratoires, des maladies de peau ou des cancers.

Ensuite, ces fraises parcourent en quelques jours plus de 2 000 kilomètres en camions pour être livrées en France, en Allemagne et en Grande Bretagne sans que nul ne se soucie de leur contribution à l’émission de gaz à effet de serre. Elles ont longtemps constitué un produit d’appel pour les grandes surfaces puisqu’en 2010, la France en a consommé, en frais et en confitures, un peu moins de 80 000 tonnes, soit plus que la production française. Consommation avec traces de tous les produits chimiques utilisés en prime. On peut commencer à parler au passé car il semble que les consommateurs prennent peu à peu conscience du danger et de l’incongruité de ces fraises hors-saison que des agriculteurs du sud de la France commencent à cultiver.

Ces fruits sont à des années lumière de la fraise ( Fragara Chiloensis ) qu’un architecte militaire naval au nom prédestiné d’Amédée-François Frézier (si, si…), qui était aussi botaniste, rapporta d’un voyage de deux ans et demi sur le Saint-Joseph , un bateau de guerre déguisé en navire de commerce qui le mena au Chili par le Brésil et le passage du Cap Horn. Un périple d’exploration mais aussi d’espionnage militaire. Sur une île chilienne, Amédée-François découvrit une fraise presque blanche et inconnue. Il en rapporta une dizaine de plants. Au péril de sa vie car il devait faire face, comme d’autres naturalistes dans les mêmes circonstances, aux protestations d’un équipage dont l’eau était rationnée, alors qu’il devait arroser ses fraisiers tous les jours.

À son retour, Frézier fit cadeau d’une partie de son trésor à Antoine de Jussieu, l’un des naturalistes de ce qui devint à la Révolution le Muséum national d’histoire naturelle. Un trésor, car la France ne connaissait alors que la fraise des bois ( Fragana vesca ) dont s’était goinfré Louis XIV. En 1739, le capitaine Frézier obtint une flatteuse promotion en Bretagne. Il y emporta une partie de ses précieux fraisiers qu’il avait soigneusement multiplié. Il s’installa tout près de Plougastel-Daoulas, ce qui explique que cette commune soit rapidement devenue une « capitale » de la fraise à laquelle elle a consacré un petit musée il y a quelques années. Cette fraise, améliorée, croisée dès le XVIIIe siècle avec la fraise des bois et avec la fraise de Virginie qui existait en France à l’état sauvage et jardiné, devint la fraise aux multiples variétés qui enchante les jardins. Où elle fait honneur à son nom latin, fragaria, « celle qui embaume »…

Écologie
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