« Seule issue : l’annulation des dettes »

L’économiste François Chesnais, auteur d’un récent livre sur les « dettes illégitimes* », analyse la crise européenne et dénonce la faillite d’un régime de croissance fondé sur l’endettement massif et l’énergie bon marché.

Thierry Brun  • 28 juillet 2011 abonné·es
« Seule issue : l’annulation des dettes »
Les dettes illégitimes, quand les banques font main basse sur les politiques publiques , Raisons d’agir, 2011.
© Gallup / GETTY IMAGES / AFP

Politis : Les dirigeants de l’Union européenne mettent l’accent sur la crise de la dette souveraine. N’est-ce qu’une question de dettes publiques ?


François Chesnais : Certainement pas ! On est face à une crise non pas des dettes publiques, mais des banques, qu’il faudra peut-être sauver de la faillite une nouvelle fois. La crise est celle d’un système qui a été construit pour permettre à des montants toujours plus élevés d’argent rentier, accumulé par divers canaux ou créé de toutes pièces par le crédit, de fructifier. Cela se fait par les taux d’intérêt de prêts aux entreprises, aux ménages ou aux États, ou de dividendes perçus sur la richesse créée par le travail. Les banques, devenues de grands groupes financiers, sont les acteurs d’un système hypertrophié et extrêmement opaque.
On est allés jusqu’à la formation d’un « système bancaire de l’ombre », dont les banques elles-mêmes ne connaissent pas l’ampleur. En août 2007, des prêts hypothécaires, nés de montages financiers insensés, ont précipité la crise des titres subprimes.

En septembre 2008, ce sont des opérations spéculatives de titrisation de prêts à très grande échelle, menées par l’une des plus grandes banques, Lehmann, qui a été à deux doigts d’entraîner l’effondrement de larges pans du système.
Aujourd’hui, l’épicentre de la crise financière systémique s’est déplacé vers la zone euro. Le système est menacé par l’exposition des banques européennes à des risques de défaillance de deux types de prêts. Ceux consentis pendant des années, au su de la Banque centrale européenne (BCE), à des entreprises et à des particuliers dans l’immobilier (Espagne et Irlande). Et ceux offerts à des gouvernements, mais aussi à des entreprises (Grèce, Portugal, Italie). Les prêts aux gouvernements ont été suivis par de fortes baisses d’impôts sur le capital et la fortune, l’évasion fiscale et le financement – depuis trente ans – d’investissements dont les principaux bénéficiaires ont été les oligopoles privés.

L’Europe libéralisée du traité de Maastricht a généralisé un modèle budgétaire où il a toujours été plus facile d’emprunter aux riches que de les taxer, et où les gouvernements pouvaient placer des titres de dette publique auprès de banques trop contentes d’engranger des flux d’intérêts élevés et sûrs, au moins en apparence. Les crises immobilières irlandaise et espagnole, et les difficultés de la Grèce à assurer le service des intérêts sur sa dette ont suffi pour que le système montre une nouvelle fois sa grande fragilité.


Vous parlez de cul-de-sac 
du régime de croissance 
par endettement. Pourquoi ?


Parce que la crise n’est pas simplement celle du système financier rentier et prédateur. Elle est celle d’une économie mondiale minée par une surproduction et un excès de capacités de production, qui sont d’autant plus élevés que pendant vingt ans l’endettement n’a pas seulement permis aux États de faire des cadeaux fiscaux aux riches, mais aussi de contrecarrer artificiellement les effets du recul des salaires dans le PIB des pays de l’OCDE. L’hebdomadaire de la City, The Economist, annonce une très longue phase de désendettement s’étendant sur près d’une décennie.


La crise est celle du « modèle de développement » du capitalisme sur la base de l’énergie bon marché, en premier lieu le pétrole. Ce n’est pas un hasard si les deux secteurs les plus touchés par la crise sont l’automobile et le bâtiment. La hausse du prix du pétrole en tendance (au-delà des mouvements spéculatifs aggravants) bloque toute reprise. C’est l’effet de choix d’aménagement du territoire aux effets environnementaux immenses, locaux et planétaires, dont les bénéficiaires ont été les compagnies pétrolières, les constructeurs automobiles et les groupes du BTP.


Les peuples devront payer la facture Au lendemain du sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement du 21 juillet, on apprenait le contenu du énième plan de sauvetage de la Grèce. Principale mesure, 159 milliards d’euros destinés à soulager l’État grec d’une partie de sa dette. À cela s’ajoutent des dispositions pour baisser les taux d’intérêt ainsi que la possibilité d’allonger les délais de remboursement. Conséquence, le placement de la Grèce en défaut de paiement partiel par l’une des trois agences de notation. Les dirigeants européens ont surtout décidé que l’essentiel du sauvetage de la Grèce proviendra de l’endettement public. Les États de la zone euro seront mis à contribution à hauteur de 109 milliards d’euros par l’intermédiaire du Fonds européen de stabilité financière (FESF), désormais autorisé à acheter les obligations irlandaises et portugaises. Ainsi, la France devra s’endetter à hauteur de 15 milliards supplémentaires, qui s’ajouteront au plan de réduction des déficits publics. « En clair, les contribuables européens vont débarrasser les banques de ces titres “pourris” », commente Attac France. Le sommet de Bruxelles ne dit rien des cas de l’Espagne et de l’Italie, pourtant la cible des marchés. Rien n’est prévu pour freiner la spéculation. Pire, les Dix-Sept ont réaffirmé leur soutien aux plans d’austérité, autre facteur du prolongement de la crise. T. B.
Des plans d’austérité de plus en plus drastiques sont appliqués dans la plupart des pays de la zone euro. Qu’en pensez-vous ?


Ces plans font tomber plus fortement que jamais le poids de la crise sur les plus vulnérables. Ils traduisent aussi une volonté de mise en œuvre d’une « stratégie de choc », d’accélération, au moyen d’un désarroi soigneusement entretenu, d’une application complète du programme néolibéral. Ce faisant, ils ont un effet procyclique très fort. Ils entraînent les pays dans une spirale de récession qui rétroagira sur la capacité tant des États que des ménages à payer les dettes. 
Il a fallu de longues négociations avant qu’un compromis laborieux soit trouvé pour prolonger les souffrances de la Grèce. Il faut s’attendre à de nouvelles secousses dans les prochains mois. Ces plans traduisent la forte subordination des gouvernements et des partis aux « marchés », mais aussi la cécité de ces derniers. Nous vivons une fuite en avant. Ceux qui en bénéficient en prolongeront l’existence aussi longtemps qu’ils le peuvent, mais les dégâts sociaux seront toujours plus élevés, sans parler de la paralysie face aux menaces écologiques.


Certains pensent qu’une sortie de l’euro serait une piste…


Il est tout à fait possible que la Grèce soit placée dans une situation tellement intenable qu’elle doive sortir de l’euro, suivie d’autres pays dans le même cas. La dette grecque aurait dû être restructurée depuis au moins six mois. Le refus obstiné de la BCE et de l’Union européenne de le faire s’explique par la grande fragilité des banques et la crainte d’une panique collective des investisseurs.
Une crise de l’euro irait de pair avec une crise bancaire majeure, auquel cas le mot d’ordre serait : « Saisissons les banques et reconstruisons un système de crédit au service des besoins sociaux », à l’échelle de plusieurs pays si possible. Ceux qui voudraient devancer une dislocation de l’euro sont assez discrets sur ce point et encore plus sur l’annulation des dettes. Que vaudrait une sortie de l’euro s’il fallait continuer de placer des bons du Trésor sur le marché obligataire ?


L’annulation d’une partie ou de la totalité des dettes est-elle envisageable ?


Oui, pour peu qu’on l’aborde de façon totalement politique, comme l’une des plus importantes questions démocratiques du présent. Les dettes publiques obèrent l’avenir des pays européens. Mais, ensemble, ils ont les moyens d’y répondre. L’audit de la dette publique peut être à la fois une revendication politique générale et un terrain d’action populaire immédiat, moyennant la formation, comme en Grèce, de comités pour l’audit de la dette et son annulation. L’audit permettrait aux militants d’unifier de nouveau leur action et d’entraîner avec eux, comme lors de la campagne pour le « non » au TCE de 2005, des dizaines de milliers de personnes. Un « sujet politique » se construirait face aux banques et aux gouvernements.


L’annulation des dettes s’accompagnerait de l’appropriation sociale des banques et de leur reconfiguration. La réponse au chômage passe par le contrôle social de l’investissement, qui ne peut pas continuer à dépendre des stratégies de maximisation des profits des grands groupes. Il permettrait les profondes transformations dans les techniques de production industrielles et agricoles exigées par la crise écologique. 
La relocalisation de nombreuses activités et un raccourcissement des chaînes d’approvisionnement et de commercialisation deviendraient possibles, avec une vraie division du travail entre pays européens. C’est la voie d’une « autre Europe » et d’une vraie « sortie de crise ».

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