Avant de voter, la Tunisie demande justice

Les Tunisiens s’inscrivent massivement sur les listes électorales, en prévision du scrutin du 23 octobre. Ils sont toutefois vigilants : pas de clémence pour les anciens dignitaires. Choses vues cet été, pendant le ramadan.

Olivier Doubre  • 8 septembre 2011 abonné·es
Avant de voter, la Tunisie  demande justice
© Photo : AFP / Belaid

Àla tombée de la nuit, ce samedi 13 août, après le repas pris dès l’heure tant attendue de la rupture du jeûne, en ce mois de ramadan, les étalages se font nombreux sur les trottoirs de l’avenue Bourguiba. L’artère centrale de la capitale tunisienne coupe la ville « nouvelle » construite du temps de la colonisation française, pour mener à Bab Bhar, la majestueuse porte d’entrée de la très belle médina de Tunis. 


À côté des étals de fruits secs, outre les jouets en plastique made in China, on note un choix important de tee-shirts. Tous les maillots des joueurs célèbres des grands clubs de foot européens sont disponibles. Les nouveautés cet été sont aux couleurs du drapeau national avec les mots « liberté », « dignité », « gloire aux martyrs », en français et arabe. Selon le vendeur, le plus demandé est celui avec le portrait de Mohamed Bouazizi, ce marchand ambulant de fruits et légumes de Sidi Bouzid qui, après s’être fait confisquer sa marchandise par la police, s’est immolé par le feu, point de départ du mouvement qui, en moins d’un mois, a fait chuter le régime Ben Ali.


Depuis quelques semaines, la Poste tunisienne a d’ailleurs émis un timbre à 600 millimes de dinar, le tarif en vigueur pour l’Europe, à l’effigie du héros, surmontée des mots : « 14 janvier 2001 », date de la fuite de Ben Ali, et « révolution de la dignité ». Plusieurs villes du pays ont déjà donné son nom à l’une de leurs principales avenues.


Plus loin, les vendeurs de disques proposent chansons et sketchs satiriques qui raillent le dictateur déchu et la famille, honnie, de son épouse, Leïla Trabelsi, dont certains des membres sont détenus dans la grande caserne de la garde nationale, située sur la route qui relie Tunis à Carthage puis à la mer. 


Les festivals d’été attirent un grand nombre de spectateurs en mettant à l’affiche quelques-uns des nouveaux chanteurs ou comiques engagés. Dans un style bien à lui, le journal francophone le Temps souligne que chacun des innombrables partis politiques récemment créés « semblent estimer capitale leur participation à leurs congrès ou meetings respectifs. Liberté, dignité, justice, rébellion, ce sont là quelques-uns des ingrédients désormais indispensables à toutes les sauces musicales et à tous les plats poétiques et littéraires depuis la Révolution » …


Sur la place dite « de l’Horloge », que les plans de la ville indiquent encore comme celle du « 7 novembre 1987 », date de la prise du pouvoir de Ben Ali venant de débarquer un Habib Bourguiba quasi sénile, la plaque a été recouverte par les mots (en arabe et en français) : « Place du 14-Janvier-2011 ». Immédiatement, on note la présence de militaires autour de leurs camions kaki, de jeeps surmontées d’un long canon, ou de tanks de couleur claire, pour un camouflage en terrain désertique. Deux d’entre eux sont rangés le long du ministère de l’Intérieur, lieu de convergence des manifestations, symbole de l’ancien pouvoir et de sa police si détestée.


Une police qui se fait d’ailleurs très discrète, ce qui a fait constater, selon la plupart des journaux, une certaine hausse de la petite délinquance.
D’autres chars d’assaut sont postés devant l’ambassade de France, derrière une rangée de rouleaux de barbelés. Notre chauffeur de taxi montre les militaires avec une sympathie visible. Parlant bien français, parfois avec des expressions de la banlieue parisienne (une partie de sa famille vit dans le Val-de-Marne), il est heureux de raconter les événements : « Là, devant le ministère de l’Intérieur, c’était noir de monde, avec des jeunes énervés contre les keufs. Tout le monde criait : “Dégage !” Après, quand Ben Ali, le méchant voleur, s’est cassé, ça a été la fête. Mais ensuite, les gens se sont organisés par quartier pour se protéger des flics payés par Ben Ali. Il y avait beaucoup de barrages, alors moi, je travaillais avec le coffre du taxi ouvert pour éviter de descendre ouvrir à chaque contrôle ! »


L’homme insiste aussi sur le rôle d’Internet : « En fait, tout avait déjà commencé en 2001. Mais les gens n’arrivaient pas à s’organiser. Quand Ben Ali a fait entrer Internet, il s’est flingué lui-même ! Avant, les gens s’inclinaient, avaient peur, comme s’ils portaient un masque. Il fallait bien vivre, travailler et manger. Quand ç’a été possible, alors personne n’a hésité ! »


Comme plus de la moitié des Tunisiens [^2]
, notre chauffeur s’est inscrit sur les listes électorales avec fierté. « Voter enfin. Comme je veux ! Mais j’aimerais bien qu’on reste comme ça, sans qu’un autre vienne nous voler… » C’est en effet une crainte partagée par beaucoup. D’où le sentiment diffus de vigilance, voire de méfiance vis-à-vis des futurs élus à l’issue du scrutin prévu le 23 octobre.


Deux jours plus tard, le 15 août, plus de six mille personnes manifesteront dans le centre de Tunis « pour une réforme de la justice, une justice indépendante du pouvoir et la fin des pratiques dictatoriales », à l’appel du principal syndicat, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT, dont l’action a été capitale au cours de la révolution), et de plusieurs partis de gauche, notamment l’Ettajdid, l’ancien Parti communiste.
Cette mobilisation est intervenue au lendemain des verdicts de plusieurs procès où les anciens ministres de Ben Ali et des hauts fonctionnaires accusés de corruption ont bénéficié d’une certaine clémence (amendes ou sursis), alors que seuls les membres de la famille Trabelsi en fuite à l’étranger étaient condamnés à des peines de prison ferme.

Mais en ce 13 août, durant la journée, peu de monde se promène dans les rues. A cause du ramadan, la plupart des cafés et restaurants étant fermés jusqu’au soir — c’est d’ailleurs, selon beaucoup de Tunisiens, la première année que ce poids de la tradition est aussi visible, doublé sans doute d’une certaine peur de réactions violentes des militants islamistes les plus radicaux. Mais aussi parce que ce jour est férié. C’est la Journée nationale de la femme, instituée par Habib Bourguiba pour célébrer l’adoption, le 13 août 1956, du code du statut personnel (CSP), qui octroya de véritables droits aux femmes, en premier lieu la pleine capacité juridique. 


Nombre de journaux rappellent, en ce 55e anniversaire d’un texte « avant-gardiste, grâce auquel la femme tunisienne bénéficie d’acquis aujourd’hui encore inaccessibles à d’autres femmes dans le monde arabe [^3]
 », que le leader de l’indépendance avait pesé de tout son poids pour imposer ce qui reste « l’acte phare » de son action en vue de « transformer une poussière d’individus en nation et édifier une société plus juste et égalitaire [^4] ». 
Le matin même, les associations de femmes laïques ont manifesté pour la défense du CSP, contesté à demi-mot par Ennahda, le parti islamiste modéré de centre-droit (avec une ligne proche de celle de l’AKP turc, le parti du Premier ministre Erdogan), dont les journaux francophones, comme le Temps ou le Quotidien, dénoncent sur ce point des propos « empreints d’ambivalence ».

Laïcité et place des femmes constituent aujourd’hui des clivages politiques centraux de la Tunisie de l’après-Ben Ali, particulièrement importants lors de l’élection d’une assemblée constituante, le 23 octobre. Tout en rappelant la forte présence des femmes dans de nombreuses professions (professeurs d’université, corps médical, pharmaciens, magistrature et avocats), Mariem Zeghidi, de l’Association tunisienne des femmes démocrates, a dénoncé des médias tunisiens « beaucoup trop masculins ».

[^2]: Quelques jours plus tard, l’Instance supérieure indépendante des élections annonçait que le nombre d’électeurs inscrits était 3 882 727, sur un peu plus de 7 millions de citoyens en âge de voter.

[^3]: Le Temps.

[^4]: La Presse de Tunisie.

Monde
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