Ce qui s’est passé à Tibhirine

Au terme d’une remarquable enquête, le journaliste Jean-Baptiste Rivoire établit de façon convaincante la responsabilité directe des « services » algériens dans la mort des sept moines trappistes de l’Atlas.

Denis Sieffert  • 22 septembre 2011 abonné·es
Ce qui s’est passé à Tibhirine
©Le Crime de Tibhirine , Jean-Baptiste Rivoire, La Découverte, 328 p., 20 euros (l’auteur a également réalisé un documentaire éponyme diffusé lundi 19 septembre sur Canal +). Photo : AFP

Nous sommes en 1996, au plus fort de la guerre civile algérienne. Une guerre qui fait suite à l’interruption, cinq ans plus tôt, d’un processus électoral qui semblait conduire inexorablement à une victoire du Front islamique du salut (FIS). Une guerre qui coûtera la vie à 150 000 Algériens. 


Dans le discours médiatique de l’époque, les choses sont claires : expulsés du champ politique, les islamistes ont pris le maquis, bientôt traqués par l’armée. Mais est-ce aussi simple ? Le doute s’insinue sur l’identité de ces terroristes qui multiplient les massacres les plus épouvantables. Pourquoi cette surenchère dans l’horreur, ces cadavres décapités, ces femmes enceintes éventrées dont les photos complaisantes hantent la presse internationale ? Et pourquoi ces massacres précisément dans les villages qui ont voté le plus massivement pour le FIS en 1991 ? Rapidement, des militaires font défection et parlent.

La France est l’arrière-scène d’une bataille idéologique entre « éradicateurs » et partisans de l’intégration des islamistes dans le champ politique. À Paris, la nomenklatura militaire algérienne, qui veut « éradiquer » l’islamisme, est relayée par une poignée d’intellectuels. Dans une tribune au Monde, Bernard-Henri Lévy juge « obscène » la question « qui tue qui ? ». Malgré les indices de manipulation qui s’accumulent, il est interdit de douter. Le pouvoir algérien veut contraindre la communauté internationale, et en premier lieu la France, de le suivre. Il faut convaincre l’opinion française que la guerre menée par les islamistes n’a pas de frontières. Ni de limites dans l’horreur.


Cinq Français sont assassinés à Alger en août 1994. En décembre de la même année, les passagers d’un avion d’Air France sont pris en otages. Entre juillet et octobre 1995, huit attentats ont lieu sur le sol français. Officiellement, ils sont tous l’œuvre du Groupe islamique armé (GIA), réputé le plus radical de la nébuleuse islamiste. Et, officiellement, mécontent du soutien apporté par la France au gouvernement algérien. Or, étrangement, l’évolution de la France va plutôt dans le sens de l’incrédulité. Et c’est plutôt le pouvoir algérien qui pourrait être mécontent de n’être pas assez suivi par Paris. Peu à peu, les interrogations se multiplient sur la nature de ce GIA et de ses « émirs » fantomatiques.

C’est dans ce contexte de guerre idéologique qu’intervient, le 27 mars 1996, l’enlèvement des sept moines trappistes du monastère de Tibhirine, situé dans la wilaya de Medea, au sud-ouest d’Alger. L’opération est immédiatement attribuée aux islamistes. Malgré les démentis des principaux responsables islamistes de la région, notamment l’émir Ali Benhadjar. Ceux-ci rappellent même que les moines bénéficiaient d’une aman, une protection, depuis 1993 parce qu’ils hébergeaient et soignaient régulièrement au monastère des maquisards blessés. Qui donc a enlevé les moines ? Quel a été leur itinéraire entre ce 27 mars et le 26 avril, date probable de leur assassinat ? Par qui et comment ont-ils été tués ? Le livre de Jean-Baptiste Rivoire commence là où finit le beau film de Xavier Beauvois, Des dieux et des hommes.

Au terme d’une enquête d’une extraordinaire densité, le journaliste reconstitue jour après jour ce mois qui conduira les otages à la mort. Au-delà même de l’histoire tragique des moines, il jette une lumière crue sur la nature du régime algérien, et la toute-puissance en son sein du département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) — les fameux « services » –, dominé par deux hommes de l’ombre, les généraux Mohamed Mediène, dit « Toufik », et Smaïl Lamari, dit « Smaïn ». 
C’est en l’occurrence le second qui est à la manœuvre, infiltrant de ses agents le GIA jusqu’à son sommet, avec un « émir » invisible, Djamel Zitouni, et une cohorte de vrais agents et de faux islamistes. Devant le labyrinthe des fausses pistes, la diplomatie française et même nos « services » DST et DGSE paraissent d’une incroyable balourdise. Le pire, c’est que, même lorsque les autorités françaises se rendront à l’évidence du coup monté, elles préféreront dissimuler la vérité pour ne pas envenimer les relations avec Alger. Le mensonge après la naïveté.


Au final, les moines seront victimes du machiavélisme des généraux algériens qui se prennent à leur propre piège. Comment libérer des hommes qui ont compris de qui ils étaient les otages ? Quelle autre issue que de les tuer, avec une ultime et monstrueuse mise en scène — on ne retrouvera des suppliciés que leurs têtes — pour accréditer la thèse de la barbarie islamiste ? On a le sentiment, en refermant le livre de Rivoire, de connaître le fin mot de l’histoire.

Monde
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