Féministes en colère

Dominique Strauss-Kahn a bénéficié d’une solidarité de genre, de classe et de race. L’affaire a révélé le déni généralisé subi par les victimes de viol.

Ingrid Merckx  • 22 septembre 2011 abonné·es
Féministes en colère
© Photo : AFP ImageForum

Il y aura un avant et un après « affaire DSK ». Que cette histoire se soit déroulée hors Hexagone, entre un Français puissant, candidat de gauche à la présidentielle, blanc, et une femme de chambre américaine, pauvre, noire, célibataire et immigrée, a provoqué un coup de tonnerre bien au-delà du Parti socialiste et des associations de défense des femmes victimes de viol. 


Démarré dans la stupéfaction le 14 mai, le feuilleton judiciaire s’est soldé le 23 août par un abandon des charges contre l’ancien président du FMI. Pour autant, « il n’a pas été blanchi, comme nombre de socialistes l’affirment », précise Christine Delphy, le 15 septembre à Paris, lors de la présentation d’Un troussage de domestique [^2], compilation d’articles féministes publiés à chaud, non pas tant sur l’affaire DSK que sur le sexisme qu’elle a révélé. « Depuis les années 1980, le féminisme est en chute libre […]. En France, il a été écrasé et remplacé par une révolution sexuelle masculine […]. Il a fallu l’affaire DSK pour nous réveiller complètement », estime la rédactrice en chef des Nouvelles Questions féministes en introduction de l’ouvrage.


Cette affaire a souligné la dénégation qui frappe les victimes de viol dans leur immense majorité. Mais elle a également suscité une solidarité de genre, de classe et de race autour de DSK, regrettent les auteures du livre. Enfin, elle a redessiné des lignes de fracture historique entre féministes.



Déni généralisé


Sympathie pour DSK, pas un mot pour la victime. Pendant les premiers jours, alors que Nafissatou Diallo n’a ni nom ni visage, la majorité des réactions en France expriment avant tout de la solidarité pour l’homme politique. On se focalise non sur le mal qu’il a pu faire mais sur celui qu’il s’est fait à lui-même. « On », ce sont d’abord des hommes : Jean-François Kahn et son tristement fameux « troussage de domestique », Jack Lang et son « il n’y a pas mort d’homme », Bernard-Henri Lévy qui regrette que le juge traite DSK comme n’importe quel justiciable… Mais aussi des femmes : Christine Boutin parle d’un « piège tendu à un homme vigoureux », Ségolène Royal déclare : « Je pense d’abord à l’homme »… La socialiste Michèle Sabban rappelle que « tout le monde sait que sa fragilité, c’est la séduction, les femmes ». Récemment, Martine Aubry a même déclaré : « Je ne pense pas qu’il y ait eu viol, ce n’est pas son genre. »

« La version de la plaignante est d’abord apparue impensable aux yeux du plus grand nombre, et peut-être plus encore pour les leaders politiques et médiatiques », dénonce Clémentine Autain, cofondatrice de l’association féministe Mix-Cité et directrice du mensuel Regards. La sidération a déchaîné les affects et donné à voir, de façon brutale et sans masque, notre imaginaire social sur la sexualité et le pouvoir. »


Seuls, se souvient-elle, Jean-Luc Mélenchon, Marie-George Buffet et Cécile Duflot ont eu une attention pour Nafissatou Diallo : « Soit des milieux politiques qui se coltinent des questions féministes. » Ajoutant : « L’invisibilité de l’employée du Sofitel et le mépris à l’égard de sa plainte sont entrés en résonance avec la suspicion qui pèse sur les femmes victimes de viol. »

Le 6 juillet sur France Inter, la philo­sophe féministe Élisabeth Badinter s’offusquait des « réactions ­obscènes » des féministes dans l’affaire DSK, qui se seraient « servi » « d’une possible injustice pour faire avancer leur cause ». Amie de l’accusé, elle appelait à garder le silence, « seule attitude convenable » en regard de la présomption d’innocence.


Le 21 mai, un appel sur le thème « Sexisme : ils se lâchent, les femmes trinquent », lancé par Osez le féminisme, la Barbe et Paroles de femmes, avait pourtant réuni 6 000 signatures (Audrey Pulvar, Annie Ernaux, Geneviève Fraysse…). Le lendemain, un rassemblement avait lieu à Paris.



Tentative de décriminalisation


Le viol est un crime particulier : la victime est présumée consentante et doit faire la preuve de son non-consentement. D’où récits, examens médicaux, enquêtes sur sa vie privée. DSK, lui, « n’a pas eu à s’expliquer devant les juges », précise Christine Delphy.


De retour en France, il s’est exprimé sur TF 1, évoquant une relation « inappropriée », mais sans contrainte ni violence. DSK a tenté de faire pencher la balance du côté de la morale, se rattrapant aux branches de l’adultère, qui porte préjudice à sa femme et non à Nafissatou Diallo, et qui a été décriminalisé en 1975. Manière d’esquiver ses responsabilités et de faire oublier que les charges qui pesaient contre lui étaient d’ordre criminel.



Pas violeur, séducteur


L’affaire DSK a montré à quel point la différence de classe sociale pouvait peser dans le système de défense américain. Mais au moins la plainte de Nafissatou Diallo a-t-elle été entendue. C’est le résultat des combats des féministes américaines pour faire reconnaître viol et harcèlement comme fautes graves, rappelle l’avocate féministe Gisèle Halimi.


En France, cette « affaire » aurait-elle seulement été instruite ? « Les puissants ont un traitement de faveur devant la justice, surtout pour des affaires de ce genre », affirme Me Fatouma Metmati, avocate à Paris. Les femmes violées par des hommes de pouvoir ou des policiers n’obtiendront aucune suite. »


En outre, « dans notre imaginaire, le violeur se recrute plutôt dans les catégories populaires », ajoute Clémentine Autain. Un homme blanc riche et puissant ne viole pas, il séduit. D’où la glissade sur la réputation de DSK avec les femmes. Il ne peut pas être violent ; au pire, il est seulement « lourd ».



Présomption d’innocence abusée

« Toutes les femmes victimes de violence sexuelle en France font face à cette réaction collective d’incrédulité dès lors qu’elles brisent le silence en révélant les violences qu’elles ont subies », alerte Christelle Hamel, sociologue à l’Ined. Comment se fait-il qu’une féministe française comme la sociologue Irène Théry s’inquiète de ce que la parole de la victime puisse compter davantage que la présomption d’innocence de l’accusé ?, s’étonne l’historienne féministe américaine Joan W. Scott.


Pour Christine Delphy, les amis de DSK se sont servi de la ­présomption d’innocence comme d’une « bouée »  : « Tout le monde faisant comme si la présomption d’innocence n’existait pas aux États-Unis et que c’était une exception française. Elle n’est pourtant entrée en vigueur chez nous qu’en avril 2011, avec la réforme de la garde à vue. » Dès le 16 mai, Clémentine Autain y a opposé la « présomption de victime ». 



Un féminisme à la française ?


L’affaire a par ailleurs ranimé la polémique autour d’un prétendu « féminisme à la française », défendu par Irène Théry, qui, en gros, n’aurait pas voulu jeter « les jeux assymétriques de la séduction » avec l’eau du bain, contrairement à l’Amérique puritaine. Toutes les féministes ne s’y reconnaissent pas, riposte l’historienne Joan W. Scott, fustigeant cette idéologie qui maintiendrait de fait une hiérarchie entre les sexes et viendrait masquer le désir de la femme.


Elle évoque les écrits sur la séduction de Mona Ozouf ou bien de Claude Habib, selon laquelle la quête de l’égalité des droits individuels pour les femmes a conduit à la « brutalisation des mœurs». « La sexualité agressive de certains hommes issus des cercles d’élite apparaît souvent sous un jour sympathique, comme des “gauloiseries bien de chez nous” », précise Rokhaya Diallo, militante et chroniqueuse à Canal +.


En parallèle, le modèle d’épouse représenté par Anne Sinclair a été porté aux nues : femme fidèle et loyale, « féministe qui comprend »… Christine Delphy : « On a du mal à croire que, quarante et un ans après le combat du MLF, on fasse l’apologie d’une mère courage qui défend son mari même s’il est accusé de violences… » Marie Papin, membre du collectif Les poupées en pantalon souligne : « L’attitude d’Anne Sinclair a aussi permis, par contraste, de souligner le côté fourbe et menteur de Nafissatou Diallo ! »


Ce féminisme à géométrie variable explique sans doute que celles, dont Élisabeth Badinter, qui hurlaient au respect des femmes dans les débats autour de la burqa, n’aient exprimé aucune solidarité à l’encontre d’une victime possible de viol.



Recul ou avancée ?


L’affaire DSK aura-t-elle au moins libéré la parole des femmes victimes de viol ? « Enfermés dans le tabou, le viol et le machisme ont surgi dans l’espace public », tranche Clémentine Autain dans Un troussage de domestique.


L’association SOS viol aurait reçu trois fois plus d’appels depuis l’affaire DSK. Sans grandes illusions, car la procédure est des plus éprouvantes. « Les plaignantes doivent souvent s’y reprendre à plusieurs fois, souligne Me Fatouma Metmati. C’est peut-être le seul genre d’affaires où la suspicion porte d’abord sur la victime. » Le plus grave, estime l’avocate : les affaires de viol sont de plus en plus souvent jugées en correctionnelle. « Comme si c’était un crime moins important que les autres… »


Quid alors d’un « effet retour », sur le mode « à quoi bon », puisque Nafissatou Diallo a été traitée de menteuse, et DSK exonéré de procès ? C’est pourquoi, s’époumonent les féministes, il faut d’urgence une loi-cadre contre les violences faites aux femmes. C’est le moment de la voter.


[^2]:Un troussage de domestique ,dirigé par Christine Delphy, Syllepse, 184 p., 7 euros.

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