Scepticisme en Cisjordanie

Malgré une apparence de consensus, l’initiative de l’Autorité palestinienne sème le doute dans une population tant éprouvée.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 15 septembre 2011 abonné·es

«S ’il n’y a pas de chaise pour la Palestine aux Nations unies, prenons une chaise en plastique. Ou une chaise longue. Parce que nous devons nous asseoir à plusieurs. » Mustafa raconte des ­blagues d’actualité sur une terrasse qui surplombe les ruelles du camp de réfugiés d’Al Azzeh, à Bethléem. Entre les murs de béton, les enfants profitent de leurs derniers jours de vacances. Dans quelques jours, ce sera la rentrée scolaire. Dans quelques jours, ce sera aussi l’initiative de septembre. Un pas historique, si l’on en croit les discours et l’agitation qui s’est emparée des officiels palestiniens à Ramallah.

Au cours de la 66e session de l’Assemblée générale des Nations unies, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, présentera la demande de pleine adhésion de l’État de Palestine. Face au statu quo imposé par Israël sur le processus de paix, la Palestine espère ainsi modifier son statut légal et, peut-être, infléchir le cours de l’histoire. « Une reconnaissance internationale de notre État, sur la base des frontières de 1967, [en] fera un État sous occupation. Cela va changer la formule juridique de notre situation », a déclaré Mahmoud Abbas.


Installé sur un tabouret en plastique, Mustafa sirote son café et, comme la plupart des Palestiniens, s’interroge sur les ­manifestations possibles de ce « changement radical ». « On nous a promis tant de choses, reprend-il. Dans la rue, on ne peut pas parler ouvertement, alors on rigole sur cette histoire de chaise et d’État. » Une expression par l’humour du scepticisme qui s’est emparé des Palestiniens ? Pour Sabree Saidam, cadre dirigeant du Fatah, «   Israël ne devrait pas être autorisé à considérer notre démarche comme unilatérale. D’une certaine manière, nous internationalisons le conflit ».

Fait indéniable, les médias internationaux sont à ce jour davantage excités que les Palestiniens, pour qui l’étape ne modifiera pas la réalité des relations avec l’occupant. « Alors, pourquoi être contre ? », s’interroge Hassan, ingénieur à Hébron. Présentée comme une opération populaire, la campagne « pour la reconnaissance internationale et l’admission à l’ONU » manque en réalité nettement d’assise populaire.
Comme les autres, Rawwan attend de voir. « Beaucoup pensent que l’Autorité n’ira pas jusqu’au bout, explique cette employée administrative de Qalqilya. Car sans argent, pas d’État. » Alors que Bruxelles vient d’accorder 115 millions d’euros supplémentaires aux Territoires palestiniens, portant le montant des aides européennes à 300 millions pour 2011, les réactions de la communauté internationale ne promettent aucune surprise.


Le retour à la table des négociations est un prérequis auquel l’Autorité ne saurait se soustraire. « Tout va dépendre de la formulation de la demande, reconnaissent les responsables israéliens. Si le texte est modéré et appelle à des négociations avec Israël immédiatement, il y a de fortes chances pour que Paris et Londres se rallient à Mahmoud Abbas. » Côté américain, bien que le Président Barack Obama ait annoncé vouloir la création d’un État palestinien avant la fin de son mandat en 2012, les États-Unis « ont déjà annoncé leur veto », souligne Rawwan.


Palestinien originaire de Nazareth, dans le nord de la Palestine historique, et citoyen d’Israël, Muhannad travaille comme coordinateur pour des ONG à Ramallah. Il s’interroge : « L’USAID [Agence des États-Unis pour le développement international, NDLR] emploie aujourd’hui la moitié de la Palestine. À moins de quelques garanties, comment l’Autorité peut-elle prendre un tel risque quand le motif de son action a toujours été d’obtenir de nouveaux financements ? »


Ainsi, pour beaucoup de Palestiniens, le message manque de clarté. Ils ne connaissent rien des détails de la demande devant être déposée devant les Nations unies, et s’inquiètent. « Sur quel territoire “libéré” comptent-ils établir un État ? », s’interroge-t-on dans les rues de la vieille ville d’Hébron, morcelée par un inextinguible puzzle administratif. Qu’il s’agisse de la souveraineté sur les zones définies par Oslo, du statut de Jérusalem ou du contrôle des frontières, «  l’autorité ne parle pas des détails parce que, si elle le fait, ce sera un échec », analyse Jamal Juma’, coordinateur de la campagne Stop the wall.

À quelques kilomètres au nord d’Hébron, vingt ans après le début du processus de paix, les bungalows battant pavillon israélien sont nombreux. Remontant arme au poing l’embouteillage provoqué par l’heure de pointe, des soldats israéliens s’assurent qu’aucun « incident » n’éclate entre colons et Palestiniens. À Beit Ummar, « nous avons six colonies autour du village, explique Mussa Abu Maria, dirigeant du Comité populaire. Puis-je imaginer qu’un jour elles disparaissent ? » « Benjamin Netanyahou a été clair : “La Cisjordanie est un pays pour les colons, pas pour l’Autorité palestinienne.” Alors qu’attendre de cette démarche ? »
 Fadi a été refoulé plusieurs fois à la frontière. « J’ai reçu une bourse pour une thèse au Liban, explique ce militant de gauche, mais mon appartenance politique pose problème aux Israéliens. Si nous prenons l’État, pourrai-je voyager librement ? » « S’il s’agit d’un pays sans frontières, renchérit Musa Abu Maria, pourquoi aurions-nous besoin de ce pays ? » À Beit Ummar, comme dans la plupart des localités rurales de Cisjordanie, « les gens comprennent que, politiquement, les choses ont empiré depuis Oslo. Pourquoi serait-ce différent cette fois ? ». Loin du pas historique que certains Palestiniens espèrent encore, selon Muhannad, « les leaders palestiniens acceptent le minimum de ce qu’ils peuvent achever. En réalité, c’est leur dernière ligne de défense ».

Au sein du cadre défini par les accords d’Oslo, les tenants de la partie demeurent Israël et les États-Unis. Oslo prédétermine irrévocablement toute démarche que l’Autorité peut initier. Aussi, la menace d’Avigdor Lieberman, dirigeant d’Israël Beiteinou, parti ultranationaliste qui prône en représailles à l’indiscipline de l’Autorité une annulation de tous les accords, fait sourire. « L’idée de dissoudre Oslo est palestinienne, affirme Musa Abu Maria, mais ce sont les Israéliens qui, dès le départ, ont refusé de mettre ces accords en pratique. »


L’initiative donnera certes davantage de visibilité à la Palestine auprès des institutions internationales. En termes de coût, les estimations vont bon train. Ces dernières semaines, des analystes politiques et des juristes tentent de mettre en garde contre les paramètres ignorés susceptibles de mettre en danger les droits des Palestiniens. Sans vraiment être entendus. D’après un article publié le 25 août par la Ma’an News Agency et qui s’appuie sur un avis juridique rendu par Guy Goodwin-Gill, professeur de droit public international et membre de l’équipe qui a fait condamner le mur ­israélien par la Cour internationale de justice en 2004 : « L’initiative consistant à transférer la représentation des Palestiniens de l’OLP à un État mettra fin au statut juridique détenu par l’OLP aux Nations unies depuis 1975, l’instituant comme seul représentant légitime du peuple palestinien. » Car, si l’Autorité ne peut dissoudre l’institution dont elle dépend, à la veille de l’initiative, le discours officiel reste ambigu. « Lorsque l’ONU acceptera la demande, l’Autorité palestinienne prendra fin et deviendra l’État de Palestine, précise Ahmad Majdalani, ancien ministre. Dès lors, ses relations avec l’OLP vont changer. »


L’État palestinien deviendra la seule instance représentative pour tous les Palestiniens à travers le monde. Alors que, depuis Oslo, l’OLP semble être devenue un outil au service de l’Autorité, « cette initiative est la dernière balle pour mettre fin à l’OLP, soulève Jamal Juma’. Après cela, nous ne serons plus capables de la réformer, ni même de justifier son existence ».

Pour l’activiste, il ne s’agit pas d’un simple feu de paille, « c’est un tremblement de terre ». Car, comme le précise le document publié par la Ma’an News Agency, « l’Autorité palestinienne a une compétence législative et exécutive limitée, une juridiction territoriale et personnelle limitée vis-à-vis des Palestiniens qui ne sont pas présents dans les zones dont elle a été reconnue responsable », soit 6 millions de personnes. En d’autres termes, « dans l’État de 1967, il n’y a pas plus de place pour les Palestiniens de 1948 que pour les Palestiniens de la diaspora ou pour les réfugiés », déduit Muhannad.
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Pour Ahmad Majdalani, ** «  dans la déclaration finale de l’État de Palestine, le problème des réfugiés devrait être résolu ». « Nous partons sur des références internationales, ajoute-t-il, qui appellent à une solution juste et durable et insistent sur le fait qu’Israël doit admettre sa responsabilité. » Un optimisme qui se heurte à la réalité israélienne quand la Knesset vient de légiférer sur la criminalisation des citoyens commémorant la Nakba, l’expulsion massive des Palestiniens lors de la création d’Israël.

« Si nous avons un État palestinien, interroge Mustafa, pourquoi Israël ne dirait-il pas aux réfugiés : prenez votre droit de retour, mais prenez-le dans votre État ? » Pour Karma Nabulsi, ancienne représentante de l’OLP et enseignante à Oxford : « Il est indubitable qu’aucun Palestinien n’acceptera de perdre des droits aussi essentiels pour une initiative diplomatique aussi limitée que celle de septembre. » « De toute évidence, précise-t-elle, nous avons besoin d’éclaircissements de la part de l’OLP, et il est important que le public palestinien, où qu’il soit, obtienne des assurances concrètes quant à la préservation de ses droits essentiels, tant pour ce qui est de sa représentation que pour son droit au retour. »

Malgré les zones d’ombre, en Cisjordanie, le consensus est demeuré plus fort que les hésitations. En effet, « du point de vue des Palestiniens des Territoires, même si ce n’est pas un grand accomplissement, ils n’ont rien à perdre, constate Muhannad. En tant que Palestiniens de 48, je peux voir et comprendre quelles seront les conséquences », à peu de chose près les mêmes que celles d’Oslo et de Camp David. 
Malgré l’ouverture de quelques discussions entre leaders palestiniens d’Israël et de Cisjordanie, « pour donner l’impression qu’ils vont nous faire participer, l’histoire va se reproduire ». « À la minute de la reconnaissance d’un État palestinien, poursuit Muhannad, il y aura la reconnaissance de ce qui n’est pas la Palestine. » Une sorte d’exemption, pour Israël, qui pourrait alors proposer à ses citoyens arabes d’aller chercher l’égalité des droits de l’autre côté de la frontière. Alors que la législation israélienne se durcit et que la discrimination institutionnelle prend le pas sur la discrimination historique, il pourrait devenir de plus en plus difficile pour les Palestiniens d’Israël de faire valoir leurs droits auprès du gouvernement.

Car la réaction d’Israël après le vote reste inconnue. Alors que les officiels s’insurgent contre une « initiative qui constitue une menace plus grave que celle du Hamas », et alors que les responsables militaires révèlent aux médias le renforcement des dispositifs anti-émeute, l’indolence palestinienne interroge sur les objectifs de la campagne israélienne de communication. La multiplication des exercices militaires dans le Neguev, le nouveau budget et les nouveaux gaz irritants ne sont-ils qu’une préparation pour septembre ? Aux alentours d’Hébron, les déplacements de blindés se multiplient. Canons braqués sur la route, les jeunes appelés israéliens sont plus nombreux depuis quelques semaines. Dans les manifestations hebdomadaires, ils sont aussi plus agressifs. « Tout comme les colons », constate Musa Abu Maria. Colons auxquels les autorités auraient conseillé fin août « de constituer des stocks d’essence et de nourriture » et auraient dispensé un entraînement militaire. Stratégie pour humilier davantage l’Autorité palestinienne, sur le qui-vive pour s’assurer qu’il n’y aura pas de manifestations contre les Israéliens, ou tentative pour faire percevoir l’initiative comme un grand accomplissement pour les Palestiniens ?


Par ailleurs, ces préparations pour septembre permettent à Israël d’envoyer un message. À sa propre société, tout d’abord, qui, secouée par les spasmes de la révolution régionale, se trouve désormais prête à tenir un siège, tel celui de Massada. Mais aussi au reste du monde. « Pourquoi se préparer de la sorte si ce n’est pour faire face à un soulèvement violent des Palestiniens ? », souligne, sarcastique, Mourad, membre du Mouvement de la jeunesse indépendante, à Ramallah. Ainsi, Avigdor Lieberman annonce d’ores et déjà « des effusions de sang » dans les Territoires. Quant aux Palestiniens, beaucoup craignent aujourd’hui de voir apparaître de nouveaux bouclages. 


Youval Steinitz, ministre israélien des Finances, évoque la possibilité de provoquer un effondrement économique, plus vraisemblable qu’une intervention militaire. « De fait, note Youssef Abdel Haaq, professeur d’économie à Naplouse, l’économie politique est devenue un facteur constant depuis l’acceptation des accords d’Oslo. » Une arme politique disponible à chaque instant. Aussi, « si l’Autorité veut aller aux Nations unies, je pense qu’aucun Palestinien ne peut s’y opposer, acquiesce Jamal Juma’. Mais elle doit avoir une stratégie claire. Nous devons y aller afin de retirer le dossier palestinien des mains des États-Unis et d’Israël. Ce qui signifie changer la totalité du jeu politique. » Et revenir sur le cadre politique et économique biaisé mis en place par les accords d’Oslo.

« Quelles seront les véritables conséquences de tout cela pour le mouvement de libération, pour l’autodétermination et pour le droit de retour ? », se demande Mourad. Les Palestiniens ne risquent-ils pas de mettre en danger leur représentation ? Surtout, l’initiative ne donnera-t-elle pas le coup de grâce à leur unification, à l’heure où ils ne forment déjà plus une mais des sociétés dont les préoccupations diverses correspondent à des réalités multiples ?

Publié dans le dossier
L'offensive palestinienne
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