Au recommencement, le lopin de terre…

Les populations défavorisées sont de plus en plus sensibles à une écologie simple et concrète. Reportage dans le « 9-3 ».

Patrick Piro  et  Claude-Marie Vadrot  et  Pauline Graulle  • 6 octobre 2011 abonné·es

Ce sont 49 microlopins de quatre mètres carrés, délimités à la ficelle, étiquetés du nom de leur usufruitier, léchés par le soleil en bordure de bâtiments de logements sociaux aux Grands-Pêchers, à Montreuil (93). « Nos jardins partagés tout neufs ! L’office de HLM a accédé à notre demande » , savoure Safiye, habitante et salariée de la régie de quartier. Les herbes folles font encore la loi mais, dans un coin, une femme fait fièrement goûter ses premiers radis. Sur le carré d’Emine, un gros chou solitaire témoigne d’un semis de printemps impatient, lorsque l’opération a débuté.

[encadré]Pas très bien, d’ailleurs. Cultiver quelques légumes et des fleurs, enjoliver cette bande délaissée, partager le plaisir de la terre entre voisins, enseigner le respect aux enfants : l’intérêt est manifeste lors de la tournée des cages d’escalier. Mais on redoute l’incivilité, les ordures balancées par la fenêtre, les chiens vagabonds. Et puis « il n’y aura pas de suite, comme d’habitude » … L’association Atelier d’entraide et de solidarité, pilier de ce quartier très mélangé, rassure : on créera d’abord des lots familiaux et clôturés plutôt que la parcelle collective envisagée. À la mi-septembre, les candidatures débordent.

Senel est la première « au champ » ce mercredi. En un quart d’heure, c’est nettoyé et bêché. Elle n’a pas perdu la main. « J’étais paysanne en Turquie. Ça fait vingt-sept ans que je n’ai pas eu une terre à moi ! J’aimerais un lopin un peu grand, mais c’est déjà tellement bien. »

Et d’un coup, l’affluence. L’activité devient fébrile, des curieux matent aux fenêtres. Sefiye rapporte des outils du local communautaire. Hamada, petits boulots de peintre, confesse sa nostalgie de l’agriculture. Binette à la main, le Malien propose ses services à ces dames. Ça prend du côté de Nathalie, une Guyanaise qui fait « atelier jardinage » avec sa tribu enfantine. Jean-Marie a déjà tout nivelé, prêt à semer « des bulbes à fleurs, des salades, je ne sais pas encore… »

On s’attroupe autour de Senel, qui puise dans son sac des graines de radis noir « du village » . Une poignée pour Jordia. Émigrée de Serbie voilà trente-quatre ans, c’est la pasionaria locale du maraîchage. Elle a enrôlé deux copines monténégrines pour faire le coup de bêche et soutenir Hamitouche. « Il est là tous les soirs, il soigne sa parcelle comme un bébé », souffle Sefiye. Le vieux paysan kabyle, qui a quitté oliviers, figuiers et orangers en 1948, est rayonnant. « C’est la première fois que je touche à nouveau la terre ! » Au centre de son lopin nu, il a planté une immortelle.

Spontanément, il a été entendu que la chimie serait bannie des « Jardins multihorizons », nom de baptême qui résonne du brassage des cultures et des espoirs. Les idées fusent. Il est prévu un compost avec les déchets domestiques – on parle donc de lancer le tri sélectif dans les appartements. D’ailleurs, il pleut bien moins d’ordures sur la parcelle. Des recoins de terre seront livrés aux enfants, avec des arbres fruitiers « en libre-service ».
Le projet sera accompagné, en voisin, par les animateurs du jardin école de la Société régionale d’horticulture de Montreuil (SRHM). L’association conduit depuis des années des ateliers pédagogiques de culture de micropotagers, fréquentés notamment par des habitants des Grands-Pêchers. La récolte débouche parfois sur un repas en commun. «  L’écologie n’est pas le point d’entrée de nos actions, mais elles y conduisent , explique Philippe Schuller, secrétaire général de la SRHM. Nous évitons tout discours intello, générateur de distinction sociale. Nous privilégions la culture des gens et la relation avec leur environnement. » En février dernier, en plein frimas, des femmes maghrébines plantent des fèves. « Elles avaient raison, ça a poussé… »

Michel Bourgain, maire écologiste de l’Île-Saint-Denis (93) depuis 2001, a théorisé une approche similaire de l’écologie populaire dans sa petite commune très ouvrière « aux 85 nationalités », en appuyant des actions à fort impact social – association d’insertion à projets environnementaux, magasin et cantine bios à bas prix, programme de réussite éducative… [^2] « Il faut valoriser les savoirs simples de ces milieux. La sobriété, c’est leur histoire, pas le gaspillage et la surconsommation. »

Il faut parfois revenir aux racines, tout reprendre à zéro.
Quartier chaud des Francs-Moisins à Saint-Denis (93). Il y a quelques mois, des agents territoriaux et des vacataires font le tour des logements pour convertir les habitants au tri sélectif des déchets. Une femme âgée d’origine algérienne explique avec gentillesse qu’elle n’y comprend pas grand-chose, mais qu’elle fait une confiance aveugle à son petit-fils de 11 ans, qui lui a souvent répété l’importance du geste enseigné à l’école. Dans ces quartiers populaires, on se dit sensible aux arguments antigaspillage, mais on apprécie peu les grands mots comme « empreinte écologique », et l’on objecte souvent qu’il suffirait de vendre moins d’emballages avec les produits.

L’accueil est plus distant dans les familles de « Gaulois », souvent des couples d’ouvriers à la retraite qui craignent que les « ambassadeurs du tri » ne tentent de leur « vendre » quelque chose. Sans grande signification pour eux, le terme d’écologie provoque souvent un rejet, « préoccupation de bourgeois pour nous emmerder » . Renoncer au vide-ordures pour descendre plusieurs poubelles, ça sent l’embrouille pour « faire gagner de l’argent aux grandes sociétés » . Une fois sur deux, il est cependant possible d’aller un peu plus loin, et d’aborder la question de l’énergie et du chauffage – de l’électricité, donc, source de factures souvent considérables.

Distribution de lampes basse consommation, mais aussi de réducteurs de débit d’eau ou de produits d’entretien sans chimie : au début de l’année, une dizaine de jeunes « médiaterres », mandatés par l’agence locale de l’énergie, se sont rendus dans la cité Le Morillon de Montreuil, ville dont 20 % des foyers ont des difficultés à payer leur facture d’énergie. « Certains ont changé leurs habitudes, mais, pour beaucoup, on a beau insister, ça ne rentre pas » , déplore Catherine Block, gardienne d’immeuble, qui considère aujourd’hui comme partie intégrante de sa tâche de relayer les messages verts. « Dans ces milieux, l’écologie est souvent perçue comme la cerise sur le gâteau, constate Michel Bourgain. Notre travail consiste à la faire rentrer dedans. »

C’est bien avancé dans le quartier Rougemont de Sevran (93), où des femmes fabriquent des bijoux à partir de matériaux de récupération. Réunion hebdomadaire autour d’un thé dans la petite maison de quartier entourée de barres d’immeubles décrépis. « J’en ai marre de tout ce que les gens balancent dans la rue : mégots, sacs en plastique, crachats, canettes… » , attaque Kadidja, jeune retraitée de l’hôtellerie. « Moi, mon expérience à l’hôpital m’a incitée au tri sélectif depuis des années. Les gens ont des grands mots sur la planète… Mais il faut commencer chez soi ! » , ajoute sa voisine, qui prétend réaliser des économies en chauffant l’eau au micro-ondes pour faire sa vaisselle.

Ikram, assistante maternelle venue d’Algérie il y a sept ans, est fan d’astuces « pour être encore plus écolo » . Cette jeune maman met du vinaigre blanc dans le lave-linge –  « c’est moins cher et ça sent meilleur que l’eau calcaire »  –, achète des recharges pour réduire les emballages, bannit les lingettes, fait du compost sur son petit balcon… «  Il me reste à refaire les murs, mais là, ça devient vraiment cher avec la peinture écolo. »
Ce n’est pas nouveau, souligne Ariel, retraitée coquette à mèche violette, petite-fille de mineur de fond du Pas-de-Calais. « Dans ma famille, on lavait le sol avec du savon noir ! » Et les cheveux à l’argile chez l’Algérienne Fatima, et le poisson ou le poulet au bicarbonate en Martinique, ajoute Josette…

Les aliments bios ? Des moues apparaissent sur les visages. « À Carrefour, le bio n’est pas très cher… Mais est-ce du vrai ? » , s’interroge Ikram. Elles font davantage confiance aux magasins « 100 % bios ». Mais le plus proche est à la gare d’Aulnay-sous-Bois, il faut prendre le bus.

Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) relevait, en août dernier, que 52 % des personnes disposant de moins de 900 euros par mois consomment aujourd’hui des produits bios, contre 20 % en 1995. « Surprenant au premier abord, commente Régis Bigot, coauteur de l’étude, mais quand tout le budget est absorbé par les dépenses obligatoires, cela a du sens de consacrer de temps à autre le peu qui reste à des aliments sains. »

Cette sensibilité montante à l’écologie s’est traduite ces dernières années par une progression régulière du vote Europe Écologie-Les Verts (EELV) aux élections locales en Seine-Saint-Denis, département populaire, observe Jacques Archimbaud, proche de Dominique Voynet, maire écologiste de Montreuil. « Et c’est dans les quartiers à forte mixité entre classes moyennes et précaires que les percées sont les plus significatives. »

Son hypothèse : les écologistes, qui se veulent producteurs de consensus, parviennent à provoquer des alliances quand la situation est peu conflictuelle. « C’est très net dès que l’on favorise le développement du vélo ou des jardins partagés : ces projets profitent à tous, sans distinction de classes. »

[^2]: Maire Vert en banlieue (Les Petits matins, 2010), livre d’entretiens avec Évelyne Perrin, raconte ce parcours singulier.

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L'écologie peut-elle être populaire ?
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