« L’histoire du viol, c’est aussi celle du féminisme »

L’histoire juridique du viol retrace le parcours des femmes dans la réappropriation de leur corps. Explications de Georges Vigarello.

Ingrid Merckx  • 27 octobre 2011 abonné·es

Georges Vigarello est historien, spécialisé dans l’histoire du corps. Pour l’auteur d’ Histoire du viol XVIe-XXe siècles (Le Seuil, 2000), la libération de la parole des femmes est liée aux conditions juridiques et sociales dans lesquelles elles évoluent. Du rapt au viol, et de la femme « objet » à la femme sujet de droits, l’histoire du viol recoupe toute l’histoire de l’émancipation des femmes.

Le viol a-t-il toujours été puni par la société française ?

Georges Vigarello : Au XVIe siècle, s’il est déjà condamné pénalement, le viol demeure peu sanctionné dans la jurisprudence. Une première particularité tient à la prise en compte du statut social : le viol d’une femme de condition est jugé beaucoup plus grave que celui d’une femme du peuple. Le témoignage aussi fait problème. Celui d’une femme est peu cru par rapport à celui d’un homme. Mais, surtout, les indices ne sont pas clairement établis. Les textes disent, par exemple, qu’il faut que « le cri de la victime ait été entendu » . Ils disent aussi qu’il faut des marques physiques de violence. Comme la défloration, ce qui rend très difficile le constat de viol sur une femme mariée. Les traités de droits criminels ignorent, par ailleurs, la question de la peur, de la menace, de la paralysie. Curieusement, les juristes considèrent qu’une femme seule peut toujours se défendre. Au fond, la tradition a une vraie difficulté à définir l’acte de violence, et à considérer la victime comme une personne, avec sa psychologie, son autonomie… Ce qui conduit à des silences ou des jugements très « spéciaux » qui font que le viol n’est pas ou peu condamné.

Quand a lieu le tournant historique ?

Au moment de la Révolution française : l’autonomie de la femme est davantage prise en compte. Le mot « viol » apparaît en 1791 alors que l’usage était celui de « rapt » – assimilant le viol à un vol, laissant entendre

Les violeurs sont à 97 % des hommes. Il y a le parent incestueux, le viol collectif, le viol conjugal, le viol sur le lieu de travail (5 %), le viol après un rendez-vous consenti, le viol après une cuite en boîte de nuit, comme le rappellent Audrey Guiller et Nolwenn Weiler dans le Viol, un crime presque ordinaire. Sept fois sur huit, le violeur est connu de la victime. Deux fois sur trois, dans les cas de viol sur mineur, c’est un membre de la famille. 60 % sont âgés de 19 à 59 ans, 24 % de 15 à 18 ans. Pas de profil type : ce sont des hommes «  normaux  », intégrés, souvent mariés et pères, ils travaillent à 23 % dans le médical et paramédical, 17 % dans l’animation et l’enseignement, 13 % ont des responsabilités d’encadrement, 10 % dans les métiers de la loi et de l’ordre. 90 % ne souffrent d’aucune pathologie psychiatrique déclarée. 70 % des victimes ont moins de 17 ans.

que la victime était « prise » à quelqu’un, le dommage portant sur le « propriétaire ». Très lentement, le XIXe siècle voit émerger la question de la violence faite aux enfants : à partir de 1832, naît la notion de « violence morale » , qui gagnera insensiblement la réflexion sur la relation hommes/femmes. Dans la deuxième moitié du XIXe, un autre versant de la violence sexuelle gagne en importance : la part faite à la position d’ascendance, le contremaître usant de son pouvoir pour contraindre l’ouvrière : l’ « abus d’ascendance » prend place dans la jurisprudence. Fin du XIXe, l’apparition du mot « trauma » inscrit le choc sur la durée. La destruction du sujet étant reconnue plus profonde qu’on le croit, la gravité de l’acte est ainsi accrue et autrement jugée. Mais c’est dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec les progrès de la psychologie, que cette notion de trauma prendra sa véritable place.

Qu’ont changé les féministes ?

L’histoire du viol, c’est l’histoire de la violence, mais aussi celle du féminisme. Le « procès d’Aix-en-Provence » , en 1978, est un autre tournant. Gisèle Halimi, avocate des victimes dans ce cas de viol commis par plusieurs hommes sur deux campeuses, transforme le cœur du débat. L’avocate dénonce dans sa plaidoirie les accusés mais aussi la société qui a pu « favoriser » leur comportement. Le procès devient le procès du viol lui-même. La parole de la victime sera désormais prise en compte avec plus de sérieux, et les victimes s’autoriseront à dire davantage et mieux.
Néanmoins, si le travail de la reconnaissance du viol est « souterrainement » constant, l’histoire n’est pas linéaire. Il y a eu des reculs, par exemple, après la Révolution française. Une « mâle résistance » ne saurait être ignorée…

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