Tina Modotti, femme du monde

Égérie, photographe, militante… Le bédéiste Angel De La Calle
rend hommage à
une héroïne tragique.

Marion Dumand  • 13 octobre 2011 abonné·es

Jeune immigrée italienne, actrice hollywoodienne. Égérie et apprentie du photographe Edward Weston. Puis photographe à son tour. Modèle de Diego Rivera. Amoureuse du leader communiste cubain Julio Antonio Mella. Grande militante. Tina Modotti appelle les énumérations tant sa vie fut remplie. On suit son parcours sur une carte : Italie, États-Unis, Mexique. On ouvre un livre d’histoire, tristes histoires de l’Europe fasciste, totalitaire, pour la suivre encore : Berlin années 1930, Moscou de Staline, Espagne en guerre civile.

Sur trois cents pages denses, le bédéiste espagnol Angel De La Calle rappelle Tina Modotti à nos mémoires oublieuses. Comme l’écrit Paco Ignacio Taibo II en préface, « Tina est ce que la première moitié du XXe siècle compte de plus intéressant, le grain de sable qui raconte le désert » .

La mort est ici un commencement. Celle de son premier mari, jeune artiste américain, qui l’amène à Mexico ; celle de son grand amour, assassiné à son bras, qui l’en expulse. Entre les deux, le Mexique post-révolutionnaire passionne Tina Modotti, l’accueille au milieu de ses artistes, de ses militants armés de mots ou de pistolets. La beauté de Tina ensorcelle, mais son regard, surtout, embrase. La photographie fait office de révélateur. Marquée par la recherche esthétique de Weston, la jeune femme s’en dégage pour donner à voir son Mexique, où les paysans sont pauvres, les militants communistes de plus en plus traqués, où elle fixe son homme dans son linceul.

Accusée à tort et par deux fois de complicité d’assassinat, emprisonnée, chassée, Tina Modotti débarque en Europe. Là, sous la houlette du Komintern, elle sera espionne, porteuse de valises, et surtout se consacrera aux prisonniers et aux orphelins d’Espagne. Ces morts-là annoncent la sienne en 1942. À son enterrement, Pablo Neruda lira ces mots, gravés sur la modeste pierre tombale : « Peut-être ton cœur entend-il éclore la rose d’hier, la dernière rose d’hier, la rose nouvelle. »

L’album fait écho au poème : la quête d’Angel De La Calle se nourrit d’allers et retours entre la vie de Tina et la sienne propre. Sa visite à la tombe lui parle de sa « génération amnésique, des défaites mal assumées et de la nécessité de se souvenir » . Il est interrogé par les choix et les ruptures de cette femme, qui lui renvoient les siens en miroir, ceux d’un homme de lettres et de gauche.

Tina a choisi la voix du parti, tout en aimant des militants peu orthodoxes, et elle déposera son appareil photo pour empoigner la faucille et le marteau. Angel De La Calle ne justifie pas la démarche de Tina Modotti : il la donne à voir, sans jamais chercher à identifier ses ­raisons intimes. Faut-il préférer une idéologie à une autre, le militantisme à l’art ? Ce sont les siennes, de questions, qu’il met en scène en des planches burlesques. Il y fantasme une prise de bec entre les vieillissants Clark (Superman) et Bruce (Batman), représentant le stalinisme et le trotskisme, qui lui demandent : « En quoi crois-tu ? » « Croire…? Je crois aux femmes mortes vingt ans avant ma naissance… je crois en la confusion… »

Tina Modotti est sa réponse. Et Paco Ignacio Taibo II son aiguillon. Parce que l’écrivain mexicain se dégage des hésitations comme on hausse les épaules, la gouaille en plus. À Angel, à tous ceux de la Semana Negra (festival culturel engagé à Gijón, en Asturies), Paco « apporta une sorte d’innocence utopique… l’idée romanesque que nous sommes les acteurs d’une aventure aux contours insaisissables » .

Cette densité se ressent dans la bande dessinée. Le noir et blanc y est une évidence. Comme son récit, le dessin de La Calle va à l’essentiel, sans pour autant oublier les nuances. À la manière du Maus de Spiegelman, il mêle réalisme – des décors, des atmosphères – et stylisation – des visages, des silhouettes. De celle, immortalisée, de Pancho Villa, Paco demande à un boutiquier de quand elle date. La réponse sied aussi à Tina Modotti : « Il se peut qu’elle soit de demain. »

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
#BD