Aide alimentaire : l’Europe à sec

Après cinq ans d’inaction, le programme alimentaire de l’Union (PEAD) est au bord de la dissolution. Les négociations sont bloquées et 18 millions de démunis menacés. Les associations donnent l’alerte.

Patrick Piro  et  Pauline Graulle  • 4 novembre 2011 abonné·es

«Ce que nous avons devant nous, c’est un tsunami alimentaire européen !» Sombre prophétie de Julien Lauprêtre, président du Secours populaire, qui rappelle que 18 millions de personnes vivant dans l’Union européenne ne savent pas si elles auront de quoi manger l’an prochain. En cause, la suspension du Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD). La dernière réunion des ministres européens de l’Agriculture, le 20 octobre, s’est achevée sur un nouveau constat d’échec des négociations destinées à la prolonger.

Cette aide alimentaire communautaire risque d’être divisée par cinq en 2012 et de disparaître l’année suivante. En France, la Croix-Rouge, les Restos du cœur, le Secours populaire et les Banques alimentaires, les quatre grandes associations concernées, tirent le signal d’alarme depuis septembre : l’aide européenne couvre seulement la moitié des millions des repas qu’elles distribuent chaque année aux plus démunis. Pis, en Pologne ou en Roumanie, l’aide alimentaire dépend en ­quasi-totalité de ce soutien.

Comment en est-on arrivé à ce désastre, alors que la crise fait partout exploser la pauvreté ? En apparence, c’est la faute de six pays : le Danemark, les Pays-Bas, la République tchèque, le Royaume-Uni – et, surtout, l’Allemagne et la Suède, qui font blocage depuis plus d’un an. Une situation « scandaleuse », commente opportunément le ministre de l’Agriculture français Bruno Le Maire. La « solidarité » des uns entravée par des pays « égoïstes » ?
Le fond de l’affaire révèle en fait des carences collectives remontant à 1987. Le PEAD vient d’être créé, à l’impulsion de Coluche, qui suggère alors que les surplus agricoles de l’Union servent aux associations d’aide alimentaire.

Une idée de bon sens, mais affectée d’une tare de naissance : ce n’est pas un programme de solidarité ajusté aux besoins des populations mais un appendice de la Politique agricole commune (PAC), conçu comme mécanisme d’écoulement des stocks de viande, lait, céréales, sucre ou beurre, dont les hangars communautaires débordent. En pratique, les pays qui sollicitent le PEAD – vingt à ce jour – reçoivent une dotation en nature proportionnelle aux besoins qu’ils déclarent, à charge pour eux de la valoriser.

Cependant, la PAC s’est évertuée depuis, de réforme en réforme, à diminuer ses encombrants excédents. Pour maintenir le niveau de l’aide, Bruxelles s’est donc mise à compléter par de l’argent. Des sommes microscopiques au début, de l’ordre de 0,1 % du PEAD de 1995 à 2007.

En 2008 et 2009, la crise agricole mondiale éclate et le volume des surplus s’effondre. La France, l’un des principaux pays ­bénéficiaires du PEAD (1), pousse au déblocage par la Commission de plusieurs centaines de millions d’euros pour pallier le manque de denrées. L’intervention représente 85 % d’un PEAD qui représente aujourd’hui quelque 500 millions d’euros par an. « Soit à peine un euro par an et par Européen ! » , plaide Julien Lauprêtre. « Il ne s’agit pas d’une question ­budgétaire, l’argent est disponible, convient Bruxelles, le blocage est politique. »

Pour l’Allemagne et la Suède, le PEAD a subrepticement glissé de sa fonction de débouché pour les excédents agricoles à une ligne d’aide sociale déguisée, alimentée par le budget de la PAC et outrepassant le périmètre des traités européens. Par un jugement du 13 avril, la Cour de justice européenne leur a donné raison, interdisant à Bruxelles de reconduire son enveloppe.

La crise explose publiquement deux mois plus tard, quand la Commission confirme l’agonie délibérément organisée du PEAD : en raison de la réforme de la PAC, actuellement en cours de négociation active, il ne devrait rester que 113 millions à distribuer l’an prochain, et plus rien à partir de 2013.

Ce n’est pas une coïncidence si les six pays bloqueurs rejettent toute tentative de prorogation de la béquille financière : à l’exception de la République tchèque (qui pourrait d’ailleurs changer de camp), tous ont fait le choix de gérer leurs besoins en aide alimentaire par leurs propres moyens, sans solliciter le PEAD. Le Parlement européen alertait d’ailleurs Bruxelles et les États dès 2006 sur la nécessité de modifier le devenir d’une aide par trop dépendante des fluctuations des stocks agricoles. Un projet de réforme a été proposé en 2008, mais il a été vite enterré parce qu’il ne ­désolidarisait pas le PEAD de la PAC.

« Cette affaire interroge l’Union sur une question de fond : peut-elle se dispenser de développer des politiques sociales ? » , demande Alain Seugé, président de la Fédération française des banques alimentaires. « Et quand bien même on conclurait que l’aide sociale est du ressort des États, on n’arrête pas du jour au lendemain un programme aussi indispensable ! » , s’insurge Olivier Berthe, président des Restos du cœur.

À six mois de la présidentielle, le gouvernement français n’a pas manqué d’assurer aux associations qu’il ne les laisserait pas tomber. Sans pour autant s’engager explicitement à se substituer au PEAD, Paris n’ayant pas renoncé, au moins pour cette année, à sa dotation annuelle de quelque 75 millions d’euros.

Le bras de fer européen se poursuit au plus haut niveau. Le prochain Conseil européen des chefs d’État, le 9 décembre, trouvera-t-il un compromis ? Alors que les ténors de la zone euro viennent de porter le fonds de secours financier à 1 000 milliards d’euros, ils auront du mal à expliquer qu’il est plus facile de sauver leur monnaie et leurs banques que les familles dans le besoin.

Économie
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