La triple vie de l’Ébouriffé

Atak et Fil revisitent
un classique de la littérature jeunesse, pour mieux le détourner.

Marion Dumand  • 8 décembre 2011 abonné·es

Elle nous regarde, ingénue. Une étoile, comme de Noël, la couronne. La petite fille sage tient sur ses genoux un livre d’images. Au premier regard, le tableau est angélique. Il a la symétrie d’une icône ou d’un bon point. Au second, il vire à la diable. Les ailes sont faites de flammes ; sous la robe blanche pointent les tétons ; du houx qui l’encadre perlent des gouttes de sang. Quant aux illustrations qu’exhibe l’enfant au lecteur hésitant : conserve de tomates et vieux Mickey… Cette jeune rouquine garde l’entrée de Pierre Crignasse , le dernier livre d’Atak (et premier de sa collaboration avec Fil), entre Cerbère et colombe annonciatrice.

L’original a vu le jour en 1844. Le bon Heinrich Hoffmann – à ne pas confondre avec son homonyme, photographe officiel d’Adolf Hitler – veut offrir un livre à son enfant. Rien de ce qu’il voit ne le satisfait. Il décide donc d’écrire et de dessiner Amusantes Histoires et drôlesques images avec quinze jolis tableaux colorés : des enfants désobéissants sont punis de façon si cruelle que le livre saisit – ou frôle l’ironie. Mômes brûlés vifs, morts de faim, pouces coupés ou corps teint… Et c’est un succès à l’échelle européenne.

Le livre arrive en France sous le titre de Pierre l’Ébouriffé , y revient en 1979 comme Crasse-Tignasse, ainsi traduit par Cavanna. Le Pierre-Crignasse d’Atak est, jusque dans son titre, un sale mioche de l’intertexte. Il conserve la versification mais en transforme les rimes, en manipule le sens, détruit toute morale. Prenons un exemple : la Petite Pauline ­d’Hoffmann désobéit en jouant avec des allumettes et s’enflamme, au pied de la lettre, sous les yeux navrés de ses chatons. Celle d’Atak et Fil rêve de « luxe, faste et volupté, et du beau Franz bien propret » . Et de s’écrier : « Je veux enfin être une femme. Comme cette lueur joyeuse, ma vie sera merveilleuse. » Surprise par Minet, Minou et leur capacité à parler, elle lâche l’allumette et meurt brûlée. Comme chez Hoffman, les chats pleurent, mais en hypocrites cette fois : ils ont d’abord dansé autour du bûcher.

Cynique, certainement. Absurde, c’est à réfléchir. Certaines historiettes résonnent même de façon très actuelle. Kaspar ne veut plus manger sa soupe ? C’est parce qu’elle lui veut du mal. Et son discours de devenir de plus en plus illuminé, la typographie chaotique. « Les démons de la soupe se cachent derrière les apparences immondes. Demain, ils seront maîtres du monde ! »

Critique du conspirationnisme ? Là encore, Atak et Fil s’amusent, brouillent les pistes : « Quel vrai moteur à ses actions ? Son délire de persécution ! Moi j’en suis sûr, c’est pas un scoop. Mais sur sa tombe, que fait la soupe ? »
Pierre-Crignasse dépasse la morale du XIXe par le vocabulaire et les illustrations. L’Allemand Atak est un artiste imprégné d’imagerie populaire. Il a absorbé Tintin, Popeye, Batman, le chat chinois porte-bonheur, le chat fumeur de Kaz, des jouets pour enfant, et les recrache dans ses peintures faussement naïves, à la palette d’automne, aux traits épais. Il les balade sur ses doubles pages, lions à la pipe, hibou spectateur, en invités incongrus. Et parfois les transforme en antihéros. Trois garnements s’en prennent à un Maure ? Ils appartiennent à une esthétique blanche, white trash : un troll aux cheveux bleus dressés, un quasi-skinhead, un presque Munichois. Petites figurines ridicules attachées à leurs attributs, drapeau, bretzel, cerceau…

Atak n’en est pas à son premier coup. Il a auparavant publié des bandes dessinées « underground » (Alice embrasse la lune, chez Amok), des albums jeunesse (Un monde à l’envers, aux éditions Thierry Magnier). Une très belle monographie lui est même consacrée : Meanwhile… Atak-Works from 1991 to 2011 met en lumière un parcours cohérent, fourmillant. Grands classiques et arts modestes s’entremêlent, se déclinent sur différents supports. Une image de film se transforme en tableau, le tableau en personnage au crochet, et ce dernier de se retrouver, bibelot, sur une table de Pierre-Crignasse. La boucle est bouclée. Crignasse en est le nœud.

Littérature
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