L’accélération du rythme des crises

Quelle est l’origine des secousses financières récentes et de plus en plus rapprochées ? Récit par l’économiste François Morin d’un système globalisé progressivement dérégulé.

Thierry Brun  • 22 décembre 2011 abonné·es

L’excellent Pierre Dac disait que « quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites ! » Ce qui résume bien en quelques mots l’histoire récente des crises financières et le long processus de séparation, douloureux mais néanmoins à l’amiable, du capitalisme avec la régulation étatique. La crise des subprimes (voir ci-contre) est une sorte d’accomplissement et de dépassement de cette rupture, qui, estime François Morin, ne doit rien au hasard ou à la malchance. Explications.

À quand faites-vous remonter l’émergence des crises financières et monétaires de l’après-guerre ?

François Morin ≥ Si l’on veut comprendre l’agenda de ces crises, il faut d’abord expliquer qu’entre 1945 et le milieu des années 1970 il n’y a eu aucune crise financière dans le monde. Les premières crises éclatent sous l’effet des chocs pétroliers et du poids de la dette dans certains pays du tiers monde. Les crises touchent progressivement les systèmes monétaires et financiers des pays les plus développés, d’abord en 1992 et en 1993, lorsqu’intervient la crise du système monétaire européen (SME), créé en 1979. Elle a été extrêmement violente : les forces spéculatives se sont attaquées par trois fois à des monnaies du système monétaire européen, et à chaque fois au franc français. C’est en septembre 1992 que la livre sterling sort du SME, et que le financier américain George Soros fête son milliard de dollars gagné en une nuit…

Une rupture a lieu au milieu des années 1990 : on entre dans une globalisation du système monétaire et financier à l’échelle internationale. Les différents marchés se trouvent interconnectés dans les salles de marché des plus grandes banques. Se développent à cette période des crises qui ont un caractère systémique très marqué, comme la crise mexicaine en 1994, puis celle qui touche les pays asiatiques en 1996 et en 1997. Une crise financière russe aura lieu en 1998, puis sera suivie par d’autres au Brésil, en Argentine au début des années 2000, ainsi qu’en Turquie.

Parallèlement, une bulle spéculative sur des secteurs liés à l’informatique et aux télécommunications, la bulle Internet, commence à se former en 1996 et éclate au début des années 2000. Il faut attendre les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis pour qu’on assiste à une importante récession et à des plans de relance avec des taux d’intérêt très bas. À cette période, on entre dans une phase de formation de la bulle spéculative immobilière aux États-Unis, qui va exploser fin 2006 et aboutir à la crise financière de 2007 et 2008.

Ces crises suivent-elles un mouvement de dérégulation de la sphère financière ?

Le 15 août 1971, la rupture du lien entre le dollar et l’or va rapidement entraîner, dès 1973, la création d’un marché des taux de change flottants. C’est une première dérégulation extrêmement importante pour les économies les plus développées. D’un seul coup, la stabilité monétaire assurée par le système financier international issu des accords de Bretton Woods en 1944 disparaît. L’adoption d’un régime flottant fait perdre toute visibilité sur le futur taux de change des grandes monnaies. Ce qui est évidemment très grave pour les entreprises, puisque les profits qu’elles pensaient réaliser à un ou deux ans peuvent se transformer en perte sous l’effet d’une variation du taux de change. Les grandes banques vont donc prendre le relais des États.

Avec quelles conséquences ?

Les grandes banques et les banques d’affaires vont multiplier les produits financiers dérivés, essentiellement pour le marché des changes. À l’origine, il s’agissait de recréer une stabilité nécessaire à l’économie réelle. Une grosse activité va se développer pour permettre aux entreprises d’avoir des couvertures de change. Dans la foulée, différentes réglementations sont mises en place : en France, à partir de 1973, une loi sur la Banque de France interdit au Trésor français de se financer directement auprès d’elle. Aux États-Unis, à la fin des années 1970, et dans l’Europe de l’Ouest, dont la France au début des années 1980, la déréglementation touche le fonctionnement du marché obligataire : on exige des États qu’ils aillent refinancer leur dette sur les ­marchés obligataires.

On crée là de vastes marchés où vont se former librement les taux d’intérêt, ceux-ci n’étant plus dans la main des autorités monétaires, c’est-à-dire du ministre de l’Économie et des Finances et du gouverneur ou du président de la banque centrale nationale. Cette déréglementation se fait au profit des grandes banques, qui vont ainsi créer des produits financiers dérivés pour garantir des taux d’intérêt à terme.

Ces produits dérivés prennent une place considérable dans les transactions financières et monétaires sur des marchés qui sont colossaux. Les acteurs en sont les assurances, les grands investisseurs institutionnels, essentiellement de type anglo-saxon, qui gèrent des fonds de retraite par capitalisation (fonds de pension), des fonds spéculatifs (hedge funds), très importants dans la mesure où ils sont preneurs de risques et ont des rentabilités absolument extraordinaires.

Les produits dérivés sont-ils responsables de l’accélération des crises financières ces dernières années ?

La montée en puissance de ces produits dérivés est à l’origine de la crise asiatique au milieu des années 1990 et de la grande crise financière de 2007-2008. À la veille de la crise de 2007, on s’est aperçu que moins de 2 % des transactions financent des opérations économiques réelles ! Les produits dérivés représentent aujourd’hui un danger très sérieux : l’on parle de contagion de la crise de la dette souveraine avec les fameux credit default swaps[^2], qui sont des produits hautement toxiques.

Les crises deviennent de plus en plus systémiques en raison de la montée en puissance de ces produits dérivés qui créent de forts mouvements spéculatifs. Ces produits ont leur propre valeur, qui influe souvent sur la valeur du « sous-jacent », par exemple la dette d’un État. Ils sont fabriqués dans les salles de marché des grandes banques, échangés et vendus dans ces mêmes salles, et constituent l’essentiel des profits des plus grandes banques. On a ainsi une finance qui marche sur la tête, parce qu’elle a bénéficié des abandons de souveraineté et a rempli les fonctions dévolues autrefois aux États à travers des produits spéculatifs qui sont devenus très dangereux pour le système.

[^2]: Sorte de contrat d’assurance en cas, par exemple, de défaut de paiement d’une partie de la dette d’un État.

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