« Le Havre » de Aki Kaurismäki : le port de l’entraide

Dans Le Havre, Aki Kaurismäki s’empare du problème des sans-papiers sans se soumettre au réalisme. Un conte revigorant.

Christophe Kantcheff  • 22 décembre 2011
Partager :

Qui connaît un peu le département de la Seine-Maritime sait que les deux villes importantes y sont Rouen et Le Havre, cousines antagoniques. La première, repliée sur elle-même, dont les joyaux médiévaux ajoutent à sa petite arrogance, s’oppose à la seconde, reconstruite après-guerre dans le béton de l’architecte inspiré qu’était Auguste Perret, ville accueillante, au cœur vibrant.

Aki Kaurismäki cherchait une ville portuaire pour décor de son nouveau film. Il a choisi Le Havre et son port, où flottent dans l’air des effluves qui rappellent Marseille ou Liverpool. Pour lui, Le Havre est d’abord un canevas à partir duquel il compose une autre ville, mi-réelle mi-imaginaire, une ville hybride où se mêlent un peu de présent et beaucoup de l’univers esthétique des années 1950 et 1960, que le cinéaste finlandais promène de film en film. On y voit aussi bien un téléphone portable qu’un appareil en bakélite. Une R16 qu’un fourgon de flics contemporain. Le Havre est aussi empreint du réalisme poétique des années 1940. Arletty est le nom de la femme (Kati Outinen) de son personnage principal, qui, lui, s’appelle Marcel Marx (André Wilms), un ex-écrivain sans succès reconverti dans le cirage de chaussures.

Si Aki Kaurismäki a en partie réinventé Le Havre , il en a tout de même gardé le nom pour titre. Sans doute parce que la façon dont le film s’affranchit des contraintes de la vraisemblance se veut au diapason de la sensation des possibles que suscite cette ville ouverte. La diction d’André Wilms, ­antiréaliste et saisissante, et l’ensemble des dialogues, à l’humour pince-sans-rire, sont une des caractéristiques de cette « liberté havraise ». Le sens que recouvre le mot a aussi son importance : l’idée d’un refuge, d’un endroit où des persécutés peuvent trouver paix et entraide.

C’est ici que Le Havre résonne avec l’œuvre d’un autre cinéaste adepte des contes à dimension politique, Robert Guédiguian. D’autant qu’Aki Kaurismäki fait entrer dans sa famille de comédiens français Jean-Pierre Darroussin, qui incarne un commissaire austère mais philanthrope. Marcel Marx, au début présenté comme un personnage plutôt étriqué, se voit déstabilisé par deux événements. La maladie de sa femme – ces deux-là s’aiment très fort –, qui réclame une hospitalisation ; et l’émotion qu’il ressent devant un petit Africain sans papiers, Idrissa (Blondin Miguel), pourchassé par la police. Il décide de prendre celui-ci sous sa protection, et de l’aider à rejoindre sa mère, qui se trouve en Angleterre.

La relation Marcel-Idrissa est traitée avec la plus grande simplicité. Sans pathos ni beaucoup de dialogues. Les films d’Aki Kaurismäki n’ont jamais versé dans la psychologie. Là encore, c’est tout à fait minimaliste. La fragile existence de l’enfant aux côtés de Marcel, ou plus exactement sa présence dans le même cadre, suffit à motiver l’adulte. Ce que Marcel a à faire pour lui venir en aide s’impose à lui comme une évidence et une priorité. Menant une vie jusqu’ici sans relief, il se montre pourtant ingénieux en la matière. Voir, par exemple, la scène hilarante où il domine le directeur d’un camp de rétention en prétendant qu’il est journaliste et avocat.

En l’occurrence, cet esprit d’initiative peut paraître inversement proportionnel à l’impuissance douloureuse que Marcel ressent face à la maladie de sa femme, dont le retour à la maison ne semble dépendre que de la médecine. Le film n’est pas plus explicite, là comme ailleurs. Le gamin et la femme hospitalisée sont simplement mis en présence, au cours d’une scène émouvante et dépouillée. Le spectateur a toute latitude pour imaginer ce qui, dans cette rencontre, fait sens.

Le Havre est décidément un film d’une grande étrangeté. Bien qu’il s’empare du problème actuel des migrants sans papiers, il n’est en rien soumis au réalisme, et s’attache à réactiver des représentations de mondes passés – la présence, dans de petits rôles, de Jean-Pierre Léaud et de Pierre Étaix, participe à ce retour d’époques anciennes. Comme si hier n’était pas aussi enfoui sous notre aujourd’hui. La preuve : l’apparition de Robert Piazza, alias Little Bob, grande figure du rock des années 1970 et 1980, le Dr Feelgood havrais. Outre la superbe séquence de réconciliation que Kaurismäki lui a écrite, le cinéaste l’a filmé sur scène avec son groupe. Moments de ravissement intense, d’incroyable présence, ici et maintenant. On en pleurerait.

Le Havre, Aki Kaurismäki, 1 h 33.
Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don