« Le regard de l’autre fait le Noir »

L’historien Pascal Blanchard a dirigé « la France noire », à la fois beau-livre et essai sur trois cents ans de présence noire en France.

Olivier Doubre  • 15 décembre 2011 abonné·es

Comment est né ce livre, que vous avez
qualifié d’« album de famille » ?

Pascal Blanchar≥ : Tout d’abord, ce n’est pas moi qui l’ai qualifié ainsi, mais un lecteur du livre, et j’ai repris cette expression que j’ai trouvée très belle et pertinente puisque ce livre est un peu comme ces albums que l’on feuillette chez une vieille tante un dimanche après-midi et qui nous apprend d’où l’on vient et qui l’on est.

L’idée de ce livre est venue assez naturellement après la série d’ouvrages que l’on avait faits en amont : le Paris noir, le Paris arabe, le Paris Asie, Marseille Porte sud, et huit autres ouvrages sur la province. Ce travail a eu un double intérêt : d’abord construire une histoire de l’immigration locale et régionale, et en même temps exhumer une part d’archives assez exceptionnelles sur la province. Nous n’aurions jamais imaginé faire la France noire si l’on n’avait pas eu cette quantité d’archives que l’on n’avait pas utilisées dans les ouvrages précédents.

En outre, s’est ajoutée l’opportunité de faire une série de trois films avec Juan Gelas comme réalisateur, Noirs de France (qui seront diffusés en février sur France 5), et vingt expositions qui vont être présentées et rester en régions, dans les outre-mers et dans certains pays africains, au Mali, en Côte d’Ivoire, à Madagascar ou au Sénégal, entre autres.

Vous expliquez en introduction que la présence
des Africains et des Antillais en France
est « l’expression d’un regard singulier,
d’une construction spécifique ». Pourquoi ?

On s’appuie sur les travaux qui émergent depuis une dizaine d’années sur la question. Notamment Pap N’Diaye et sa Condition noire, ou ceux de Paul Gilroy, comme Black Britain, paru en 2010 en Angleterre. En effet, être noir dans un pays occidental, c’est d’abord une histoire du regard de l’autre. Lilian Thuram le dit dans le film : « Aux Antilles, jusqu’à 9 ans, j’étais un Français ; quand je suis arrivé en France, je suis devenu un Noir. » C’est-à-dire que le regard de l’autre en Occident fabrique une identité noire. Mais ce que montre aussi le livre, c’est que Maliens, Antillais, Sénégalais, Guyanais, Malgaches, Ivoiriens, Kanaks même, se regroupent dans des combats politiques ou identitaires communs. Je pense au Congrès nègre de 1919 à Paris, ou à celui des écrivains et artistes noirs de 1956, ou aux luttes dans les mouvements nègres de l’entre-deux-guerres, etc. Mais je pense aussi au droit français, qui a défini la notion de Noir : à diverses époques de l’histoire de France, le concept de Noir a été forgé pour désigner l’Autre, et le plus souvent le stigmatiser. C’est le cas avec le Code noir, ou sous Napoléon, ou à la fin du XIXe siècle.

On peut aussi penser à cette identité noire qui s’est affirmée dans une dimension culturelle avec le mouvement intellectuel de la négritude autour de Césaire et de Senghor. Les Noirs de France sont donc une population qui n’est pas seulement définie par la citoyenneté française puisque, outre les Africains, les Malgaches ou les Kanaks de l’empire colonial, il y a aussi les Afro-Américains, qui, comme Joséphine Baker ou nombre d’écrivains états-uniens noirs, viennent en France et, pour certains, vont y rester. La France noire décrit donc aussi bien l’histoire des Noirs de France que l’histoire des Noirs en France. Car notre idée n’était pas de travailler sur les Noirs dans l’empire colonial français mais sur la présence des Noirs ici.

Vous expliquez que, en dépit du fait colonial
outre-mer, les Noirs sont plus libres à Paris qu’à Londres, à Berlin ou même à Dakar ou à Abidjan. Cela paraît étonnant quand on voit la multitude d’illustrations dans le livre qui, à la même époque, regorgent de clichés et de stéréotypes racistes. Comment expliquer ce paradoxe ?

À côté des images du livre, on peut l’expliquer facilement si on regarde l’image d’un lynchage d’un Noir en Louisiane à la même époque. Cela signifie qu’un Noir américain sait qu’il peut devenir champion du monde de boxe à Paris, danseur comme Joséphine Baker, ou même qu’il peut boire une bière sur une terrasse de café de Bordeaux, de Marseille ou de Paris avec une femme blanche sans se faire cracher dessus ou insulter. Il peut aussi devenir prix Goncourt comme René Maran en 1921.

Il peut aussi écrire ou avoir une vraie carrière artistique, comme Richard Wright et bien d’autres. Tout cela dans la capitale du deuxième empire colonial du monde. Et il y est beaucoup plus libre qu’en Louisiane, à New York ou à Dakar. Il y a donc plus de liberté pour lui dans cette capitale de l’empire que dans son propre pays ou que dans l’empire lui-même ! Ce paradoxe est souvent oublié par les Afro-Antillais eux-mêmes en France et par notre histoire collective. Alors que la France est capable d’oppression dans son empire, elle invente en même temps une certaine conception du vivre-ensemble.

Ainsi, la première équipe de football à intégrer un Noir remonte à 1931, quand, en Angleterre, cela n’aura lieu qu’en… 1978 ! De même, en 1904, un vice-président de l’Assemblée nationale est un Noir, qui est élu devant Jean Jaurès. Et je crois que le succès qu’est en train de rencontrer ce livre est dû à cette recherche d’origines collectives par des gens qui vivent ici, qui ne rentreront pas dans leurs pays d’origine et donc recherchent leur histoire ici.

Vous écrivez que cette France noire est « une construction du présent avec les préjugés actuels ».
Quels sont ces préjugés ?

Aujourd’hui, le grand débat républicain sur la question se limite au droit de vote des immigrés aux élections locales. Or c’est le même débat depuis trente ans, puisque cette question figurait déjà dans les 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981. Nous sommes donc dans une époque où dès qu’il y a des revendications sur la citoyenneté ou sur les droits des minorités dites visibles, on crie au communautarisme et on les stigmatise.

On regarde toujours ces revendications comme si elles étaient identitaires alors qu’elles sont purement citoyennes : le droit à l’égalité, la lutte contre les discriminations, le droit à être reconnu sur des questions de mémoire spécifique (ce qui n’a rien de choquant lorsqu’on parle de la communauté juive ou arménienne), etc.

C’est ce décalage que je considère être la grille de lecture d’aujourd’hui, car on va considérer qu’il s’agit de revendications ethno-raciales. Et je crois que les politiques actuels n’ont pas compris qu’ils avaient à faire à une nouvelle génération d’hommes et de femmes, de citoyens, qui ne rentreront pas à Dakar, à Pointe-à-Pitre ou à Tananarive. C’est fini tout cela ! Leur pays, c’est ici.

Cela, les hommes politiques ne l’ont pas compris. Or cette génération-là, ce n’est plus une petite minorité mais bien 8 ou 9 % de la population française. On a longtemps pensé qu’ils allaient se fondre, comme d’autres, dans la population française ; on a juste oublié que la question pour eux était un peu plus complexe car ils descendent d’ex-esclaves ou d’ex-indigènes pour la plupart d’entre eux. Dans un pays qui n’a toujours pas de musée de l’esclavage ou de la colonisation sur son territoire national…

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