Les révolutions arabes, Vaclav Havel et la dette

Denis Sieffert  • 22 décembre 2011 abonné·es

Pour une fois, l’exercice qui consiste à chercher les événements qui donnent un semblant de sens à l’année écoulée n’est pas complètement vain. Avant tout, 2011 aura été l’année des révolutions arabes. Les soulèvements qui ont eu lieu en Tunisie, en Égypte, au Yémen, à Bahreïn, en Libye et en Syrie dépassent de beaucoup les frontières de ces pays. Ils nous touchent tous, où que nous soyons, parce qu’ils mêlent intimement deux revendications universelles : la démocratie et la justice sociale. Les révolutions arabes ont replacé les peuples au centre de l’histoire. Ce qui n’est pas rien ! Leur onde de choc s’est répandue sur presque tous les continents. En Europe, d’abord, où le mouvement des Indignés en Espagne et en Grèce, principalement, n’aurait peut-être pas existé pareillement sans cet exemple venu du sud de la Méditerranée. En Israël, en Russie et peut-être même en Chine, les peuples sont descendus dans la rue, bravant des interdits et rompant avec des décennies de silence forcé. La problématique n’est évidemment pas la même partout. Mais, à des niveaux différents, ce sont toujours les mêmes questions qui sont posées. En Europe notamment, où la crise de la dette remplit la fonction que remplit généralement la guerre : au nom de l’urgence, les chefs d’État – Nicolas Sarkozy en tête – en appellent à l’union nationale et au renoncement à la souveraineté des peuples.

Certes, le diktat néolibéral n’a pas la violence des dictatures de Bachar Al-Assad, de Moubarak ou de Ben Ali ; il n’en menace pas moins la démocratie, jusque dans ses fiefs historiques. Le nouvel imperium décrété par les dirigeants libéraux de l’Europe devrait ­progressivement dissiper une très ancienne équivoque. Celle qui confond libéralisme économique et démocratie. Cette confusion a été savamment entretenue par les puissances occidentales au plus fort de la lutte contre les pays communistes. La liberté des hommes et la libre circulation des capitaux étaient réputées indissociables. Et cette idée spécieuse n’était pas facile à réfuter tant que le Goulag était en service.

On ne peut donc en vouloir aux hommes qui combattaient pour la liberté en Europe de l’Est de s’être parfois laissés emporter par l’illusion libérale. Vaclav Havel, qui vient de mourir, a été l’un de ceux-là. La Charte 77, dont il fut le coauteur… en 1976, posait la question de la démocratie sous l’angle quasi exclusif de la morale. Comme si, confusément, le champ de l’action sociale devait être abandonné au stalinisme. En Pologne, le syndicat Solidarnosc, avec sa base ouvrière, liait évidemment davantage le social et les droits de l’homme. Mais la confusion entretenue par les puissances occidentales a pesé, par la suite, sur le destin des hommes qui avaient été les héros de ce combat.

Beaucoup ont dérivé vers l’anticommunisme le plus féroce, et sombré dans une fascination pour ce que le modèle américain possède de pire. Vaclav Havel a parfois cédé à cette tentation. Mais moins que beaucoup d’autres. Moins, paradoxalement, que Walesa, « l’homme de Solidarnosc ». Et s’il a momentanément approuvé l’intervention en Irak, en 2003, c’est par horreur du totalitarisme et par idéalisme. Havel a incarné le refus du totalitarisme, à la façon d’un Claude Lefort, en l’érigeant en catégorie morale (ou immorale, si l’on préfère). Mais en oubliant le social. Certes, il est facile de dire cela aujourd’hui que le système libéral révèle son vrai visage, profondément antidémocratique, et qu’il ne dispose plus du parfait faire-valoir que constituait le « communisme réel ». Tel qu’il fut, dans les circonstances historiques qui ont été celles de son combat, Vaclav Havel a été un honnête homme. S’il n’a pas foncé, une fois au pouvoir, dans le règlement de comptes anticommuniste, ni plongé à corps perdu, comme l’ont fait certains de ses amis philosophes français, dans l’idolâtrie néoconservatrice, c’est sans doute que le politique a été aidé par l’homme de théâtre qu’il était aussi. Avec son goût pour la distanciation, son humour et son sens de la dérision, il n’a jamais pu être un doctrinaire. On ne peut aimer à la fois Beckett et George Bush. « Il ne faut pas se dissoudre dans son propre sérieux au point d’en devenir comique », disait-il. Une phrase que certains devraient méditer (tenez ! BHL, par exemple).

Que les circonstances nous amènent, au terme d’une année fatale aux dictatures arabes, à évoquer la vie de l’un de ceux qui ont le mieux symbolisé la lutte contre les dictatures staliniennes donne encore plus de sens à ces douze derniers mois. Reste à régler (pacifiquement) leur sort aux antidémocrates libéraux. Ceux qui sévissent dans nos contrées. Il faut pour cela donner tout son contenu à la question démocratique. Enfin, on ne saurait tirer le bilan de cette année sans parler de la catastrophe de Fukushima. Elle nous a replongés dans une autre impasse antidémocratique. Celle des grands lobbies industriels qui n’ont guère plus de goût pour l’exercice de la citoyenneté que les dictatures.

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