L’imposture managériale

Dans une enquête fouillée, Isabelle Bourboulon analyse les dérives du management depuis vingt ans.

Thierry Brun  • 1 décembre 2011 abonné·es

Il faut être tout bleu chez IBM, en France comme ailleurs. Faire partie de l’entreprise, « c’est adhérer aux valeurs d’IBM, c’est rentrer dans le moule et ne pas faire de vagues » , décrit une salariée française. En somme, dès qu’on déroge un peu, on dérange, résume-t-elle.

En s’intéressant à cette société américaine de taille mondiale, la journaliste Isabelle Bourboulon met en évidence un cas emblématique du management moderne et de ses dérives. Ce sujet est au cœur d’un ensemble de parutions récentes[^2], les méthodes de management étant régulièrement l’objet de critiques, voire, pour certaines, de condamnations par les tribunaux.

Dans le Livre noir du management, l’auteure décrit les outils et les évolutions de ces techniques, à travers une vingtaine d’années de réformes managériales.

Le management est une notion floue qui englobe la quasi-totalité des activités d’une entreprise, et s’est traduit par une intensification considérable du travail. Celle-ci touche toutes les catégories socioprofessionnelles, « particulièrement celle des ouvriers, employés, techniciens et agents de maîtrise, qui, du fait des problèmes organisationnels, cumulent souvent mauvaises conditions psychologiques et pénibilité physique » .

Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui les évolutions managériales ? Un élément clé est la financiarisation de l’économie et le rôle de la Bourse dans les modes de gestion, avec une captation de la valeur produite par le travail au profit des actionnaires, c’est-à-dire du capital. On constate aussi une individualisation croissante de la gestion du personnel et de l’évaluation des compétences, qui s’accompagne d’un recul des solidarités collectives.

L’évaluation, moteur du management moderne, qui pourrait paraître « bonne » a priori, repose sur une logique gestionnaire et sur des techniques dont les conséquences sont pires que les bénéfices attendus, estime le psychanalyste Jean-Claude Maleval [[À ce sujet : la Folie évaluation. Les nouvelles fabriques
de la servitude, Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret,
éd. Mille et Une Nuits, 2011.]].

Dans son enquête, Isabelle Bourboulon en vient à constater que le management ne s’intéresse pas au travail, alors que celui-ci a en France une fonction sociale très forte. « Fondamentalement, notre système ne peut se perpétuer qu’en étant constamment en croissance : croissance du chiffre d’affaires et, surtout, croissance des profits. Et l’augmentation du taux de profit passe nécessairement par l’intensification du travail car lui seul crée de la valeur. » Devant les injonctions de ce système, beaucoup de salariés n’ont d’autre option que de contourner les règles ou de développer des formes de résistance individuelles. La vision autoritaire, hiérarchique et pyramidale du  management est cependant condamnée à disparaître. Ce sera une nécessité économique, assure Isabelle Bourboulon, pour qui la crise systémique que l’on connaît en est une démonstration.

[^2]: On recommande : l’Horreur managériale, Étienne Rodin, éd. L’Échappée, 2011.

Idées
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