« Notre France », de F. Mardam Bey, E. Plenel, E. Sanbar : Un pays en partage

En retraçant leur parcours personnel, trois « immigrés » dessinent leur France.

Christophe Kantcheff  • 15 décembre 2011 abonné·es

Le titre est sans ambiguïté, et l’éditeur n’a pas cherché à installer plus de nuance : sur la couverture, les lettres de Notre France arborent les couleurs nationales.

Après le catastrophique débat sur l’identité française, à l’heure des replis sur soi, de la tentation cocardière et des politiques xénophobes, les trois auteurs de ce livre proposent une autre conception de ce pays, de leur pays. Mais, justement, sur ce point, la situation de ces trois-là n’est pas commune. Farouk Mardam Bey, éditeur, Edwy Plenel, cofondateur de Mediapart, et Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, également écrivains, ont certes des papiers français. Toutefois, ils sont arrivés en France tardivement, à l’orée de l’âge adulte, entre la fin des années 1960 et le début de la décennie suivante.

Le premier venait de son pays natal, la Syrie, où depuis il n’a pu retourner. Le second, né en France, fut très tôt ailleurs, au gré des déménagements de ses parents, en Martinique puis en Algérie. Le troisième est arrivé du Liban, où, en 1948, sa famille s’est réfugiée après avoir été chassée de sa terre, la Palestine.

Farouk Mardam Bey, Edwy Plenel et Elias Sanbar sont donc des déplacés, des hommes aux identités plurielles, entre lesquelles ils vont et viennent en permanence. Cette phrase de Montaigne, dans ses Essais, « Je ne peins pas l’être, je peins le passage » , illustre parfaitement leur refus de toute fixation, de toute assignation. Comment « devenir un autre en demeurant soi » est la question de l’exilé. Le mouvement, la complexité, l’ambivalence autant que l’esprit d’ouverture et l’absence de nostalgie nourrissent leur relation à la France.

Chacun raconte ainsi son parcours, où la politique « comme souci du monde » occupe une place prépondérante, les trois ayant été des militants. Mais la culture, la littérature notamment, semble peut-être plus essentielle encore dans leur approche de ce qui était l’autre et qui est devenu leur.

Cette longue conversation est comme un bon repas – les auteurs n’oublient d’ailleurs pas de témoigner de la jouissance que leur procurent paysages et saveurs – où les convives se livreraient, non sans humour, à des fragments d’autobiographie, en même temps qu’à une analyse socio-géopolitique subjective mais très documentée de ces quarante dernières années. 1967 et 1968 sont parmi les plus marquantes, autrement dit celles de la guerre des Six-Jours et du « joli mois » de Mai, tandis que la question coloniale s’impose comme le point nodal des antagonismes qui secouent encore aujourd’hui la société française.

La France juste, exigeante et accueillante que dessine le trio d’amis s’oppose à celle, délétère, que façonne le pouvoir actuel. C’est aussi à celle-là que nous nous sentons appartenir, pas à l’autre.

Idées
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