Guantanamo : « Impossible d’oublier »

Dix ans après le transfert du premier détenu dans la prison américaine de Guantanamo, Amnesty international invitait, mardi 10 janvier, deux anciens prisonniers innocentés et accueillis par la France en 2009. Témoignages.

Erwan Manac'h  • 11 janvier 2012
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Guantanamo : « Impossible d’oublier »
© Photo ouverture article : AFP / John Moore / Getty Images South America / Getty Images

« C’est une tache noire qui est dans mon cœur et qui ne le quittera jamais : la torture c’est le gaz, l’eau, l’électricité… pendant huit ans. » Invité mardi 10 janvier par Amnesty international pour marquer les 10 ans du premier transfert de détenus vers le camp américain de Cuba, Saber Lahmar a raconté son calvaire avec Lakhdar Boumediene, un second détenu de Guantanamo libéré en 2009.

Un militant américain reproduit les conditions de détention à Guantanamo : « Des cellules de 1 m 80 sur 1 m 50 », selon Lakhdar Boumediene. - AFP / Saul Loeb

Ces deux ressortissants algériens ont été interpellés en Bosnie en 2001 avec trois compatriotes, soupçonnés d’avoir voulu préparer un attentat contre l’ambassade américaine en Bosnie. Rapidement innocentés par la justice bosniaque, ils étaient attendus par la CIA à leur sortie de détention. « Lorsque je suis sorti, il y avait des gens masqués et des chiens , se souviens Lakhdar Boumediene, interpellé alors qu’il était en mission humanitaire pour le Croissant-Rouge. Après sept ans de détention sans inculpation, il a été innocenté en novembre 2008 et libéré… six mois plus tard. Victime de mauvais traitements durant sa détention, il s’est mis en grève de la faim pendant plus de deux ans et a été nourri de force.

« Jamais, à Guantanamo, ils ne m’ont posé de questions sur l’ambassade et sur les soupçons d’attentat terroriste pour lesquels j’avais été interpellé en Bosnie », fait remarquer l’ancien détenu . « C’était toujours les mêmes questions, ajoute Saber Lahmar, directeur d’un centre culturel saoudien et professeur d’arabe, interpellé puis innocenté pour les mêmes soupçons : ils me demandaient mon nom, mon âge, mais jamais un mot sur l’ambassade américaine de Sarajevo. Alors j’ai décidé de ne plus leur parler. Pour faire pression sur moi, ils m’ont puni pendant des années.

Saber Lahmar - AFP / Patrick Bernard

Pendant 6 mois, ils mettaient des médicaments dans ma nourriture pour m’empêcher de dormir, raconte le
quadragénaire *. J’ai passé un an et 4 mois dans une chambre avec des néons allumés et je n’ai pas pu sortir de ma cellule pendant un an et demi. »*

« J’essaie d’oublier, lâche douloureusement Lakhdar Boumediene, visage fermé, mais c’est impossible . »

Toujours prisonniers

Accueillis par la France à leur sortie de détention, les deux Algériens n’ont pas obtenu le droit de rentrer chez eux. L’Algérie refuse de leur rendre leur passeport. «  Le cauchemar continue , dénonce Me Pierre Blazy, avocat de Saber Lahmar. Il n’y a eu aucune reconnaissance, aucune indemnisation pour les huit ans de tortures qu’il a subi. » Loin de son pays et de sa famille, Saber Lahmar cherche aujourd’hui «  une vie normale ». « Mais je ne fais rien du tout, raconte-t-il. Mon corps est libre, mais mon esprit est toujours prisonnier. »

-779 personnes ont été détenues à Guantanamo. -171 personnes sont toujours sous écrou, dont la moitié d'origine yéménite. -Les sept Français incarcérés à Guantanamo ont tous été rapatriés. -En février 2008, le directeur de la CIA reconnaissait publiquement que le « simulacre de noyade » avait été utilisé par ses services. -6 personnes ont été reconnues coupables, dont 5 jugées par des commissions militaires. -Huit personnes sont mortes à la base de Guantanamo. Six se seraient suicidées, les autres seraient «mort de causes naturelles».
Dans un rapport rendu public à la date anniversaire du premier transfert de prisonnier vers le camp de Guantanamo, Amnesty international dénonce les atteintes aux droits humains que les États-Unis perpétuent au nom de la « guerre globale contre le terrorisme » : échanges de prisonniers, prisons secrètes de la CIA, détention sans procès, impunités des auteurs de torture, « exécutions extra judiciaires » avec des attaques de drones. Quant aux procès que l’administration américaine organise à Guantanamo, « c’est une mascarade , estime Nathalie Berger, responsable de la coordination États-Unis pour Amnesty International France. Le gouvernement se réserve même le droit de garder les détenus à vie, quelle que soit l’issue des procès et malgré le bon travail des avocats. »

Et si l’administration Obama a cessé les transferts de prisonniers vers le camp, la promesse de fermer Guantanamo en janvier 2010 n’a pas été tenue. « Personne n’a été traduit en justice pour les actes de torture, malgré les preuves , renchérit Nathalie Berger. Obama n’a pas reconnu que la torture était un crime et le « secret défense » reste invoqué pour la plupart des documents concernant Guantanamo. Les détenus qui restent aujourd’hui à Guantanamo subissent parfois la torture depuis près de dix ans, en plus de la torture psychologique que signifie une incarcération à vie sans inculpation. »

L’organisation rappelle que 600 personnes environ sont également emprisonnées sur la base américaine de Bagram, en Afghanistan, « en toute illégalité » .

Monde
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