Rwanda, une vérité qui se dérobe

L’enquête sur l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, en 1994, relance également le débat sur la responsabilité de la France dans le génocide qui a fait huit cent mille victimes.

Denis Sieffert  • 19 janvier 2012 abonné·es

Que faut-il retenir du rapport d’expertise judiciaire, rendu public le 10 janvier, sur l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, le 6 avril ? Évidemment qu’il renforce la présomption de culpabilité qui pèse sur les Forces armées rwandaises (FAR, Hutus). Mais il faut cependant se garder de toute extrapolation, et ne pas faire dire à ce document de 400 pages – qui reste extrêmement prudent – ce qu’il ne dit pas.

Les auteurs du rapport ne désignent aucun responsable et définissent tout au plus « une zone de tir probable ». Selon l’équipe d’enquêteurs conduite par le juge Marc Trévidic, « le faisceau de points de cohérence qui se dégage des études […] permet de privilégier comme zone de tir la plus probable le site de Kanombé » . Or, la colline de Kanombé accueillait à l’époque un camp militaire qui était l’une des bases des Forces armées rwandaises, loyalistes, officiellement favorables au président Habyarimana.
Mais, en l’état, le rapport ne convainc pas ceux qui pensent, comme les sociologues André Guichaoua et Claudine Vidal, spécialistes de la région, que l’opération a été montée par des proches de l’actuel président du Rwanda, Paul Kagamé.

Depuis dix-huit ans, deux thèses n’ont cessé de s’opposer. La première, qui avait été confortée, notamment, par l’enquête du juge Bruguière, en 2006, privilégiait la piste du Front patriotique rwandais (FPR, Tutsis) dirigé par Paul Kagamé. Selon cette thèse, qui s’appuie principalement sur plusieurs témoignages d’anciens proches de Paul Kagamé, le FPR aurait, en abattant l’avion du président rwandais Habyarimana, créé dans le pays une situation de chaos qui permettait de légitimer son intervention et son entrée dans Kigali, la capitale.

La deuxième thèse retient la responsabilité d’extrémistes hutus au sein des FAR [^2]. Ceux-ci, mécontents des accords de partage du pouvoir que venait de signer le président Habyarimana avec le FPR, auraient ainsi donné le signal du génocide contre les Tutsis et des Hutus modérés. Un génocide qui, entre avril et juillet 1994, a fait huit cent mille victimes.

Parmi les autres positions de tirs étudiées par les experts, la zone de Massaka, tenue par le FPR, a été jugée improbable par le ­rapport. Cette partie de ­l’expertise semble donc conforter la thèse d’une opération montée par les FAR (Hutus) contre leur propre président. La mort de Juvenal Habyarimana aurait alors servi d’événement déclencheur au génocide.

Par ailleurs, les experts se sont penchés sur les projectiles utilisés pour atteindre l’avion. « Nous en avons déduit , écrivent-ils, que les projectiles utilisés étaient des missiles sol-air portables et tirés à l’épaule. » Probablement des missiles SA16 d’origine soviétique. Le rapport soulignant que ce type d’armes nécessite une formation spécifique que n’avaient probablement pas les FAR, cela pose implicitement la question d’une présence étrangère, à tout le moins dans un rôle de formateur, français ou belge, puisque des coopérants de ces deux pays étaient sur place au moment de l’attentat. Si on se réjouit à Kigali d’une expertise qui semble donner des arguments à l’entourage de Paul Kagamé, l’affaire est cependant loin d’être close.

Deux formations rwandaises, le Conseil national rwandais (CNR), dirigé par d’anciens compagnons de Paul Kagamé, et les Forces démocratiques unifiées, assurent toujours croire à la responsabilité du FPR. « Considérant le niveau d’infiltrations et de déploiements par la rébellion d’agents secrets dans la ville de Kigali et ses environs, nous ne doutons pas un instant que le FPR ait été en position de monter une telle opération dans la plupart des points de tirs suspects » mentionnés par l’expertise, affirment-ils. Autrement dit, des tireurs du FPR pouvaient très bien se trouver à proximité de la colline de Kanombé.
Le débat n’est pas clos non plus en France. Pour Michel Sitbon, directeur de la revue la Nuit rwandaise, l’armée française doit « fournir des explications sur l’emploi du temps » d’un instructeur français, Pascal Estrevada, dit Étienne, qui, selon un chef des milices hutues cité par la journaliste belge Colette Braeckman, était présent à Kanombé au moment de l’attentat. Michel Sitbon estime que l’armée française a « constamment soutenu le régime génocidaire » (hutu) et qu’elle « aurait dirigé de bout en bout l’exécution du dernier génocide du XXe siècle » .

Une extrapolation que refuse notamment Hervé Bradol, ancien président de Médecins sans frontières, qui regrette que « le rapport n’ait pas été lu par ceux qui commentent ses conclusions ». « En fait, écrit-il sur son blog, les conclusions de l’enquête qui nous est présentée comme balistique reposent en bonne partie sur l’analyse acoustique du souvenir des bruits d’explosion entendus par des témoins au moment où l’avion a été abattu. » « Le monde serait merveilleux, ironise-t-il, si pour permettre d’émettre un jugement aussi définitif, il suffisait […] d’évoquer la mémoire auditive et visuelle d’un événement de quelques secondes survenu dix-sept ans plus tôt devant un expert en acoustique. »

Autre point de vue du côté de l’association Survie, pour laquelle la culpabilité des extrémistes hutus, et du même coup de la France, ne fait plus aucun doute. « Il est donc plus que temps aujourd’hui, estime l’association dans un communiqué, de faire toute la lumière sur l’attentat du 6 avril et de dire la vérité sur la politique menée par la France au Rwanda avant le génocide, pendant le génocide et après le génocide. »

Même si l’association Survie va très vite en besogne, et si ce que nous savons du rapport est loin d’effacer le faisceau de présomptions énoncées par le sociologue André Guichaoua, qui était sur place au moment des faits, et les témoignages qu’il a aussitôt recueillis [^3], on peut, quoi qu’il en soit, s’associer à sa demande de Survie d’une levée du secret-défense dans cette affaire.

[^2]: À l’appui de cette thèse, la France au cœur du génocide des Tutsis, de Jacques Morel, L’Esprit frappeur, 2010.

[^3]:  Lire Rwanda, de la guerre au génocide, André Guichaoua, La Découverte, 2011. Et avec une attention particulière au chapitre qui concerne l’attentat.

Monde
Temps de lecture : 6 minutes

Pour aller plus loin…