Tendance « scop »

Le projet de coopérative de SeaFrance a remis au premier plan les initiatives de salariés, nombreuses en France.

Thierry Brun  • 12 janvier 2012 abonné·es

Conducteur de machine dans une imprimerie, Michel Durand ouvre son cahier d’écolier. Le délégué CFDT d’Hebdo Print, filiale de Comareg et du Groupe Hersant Média, éditeur du journal de petites annonces ParuVendu, y a consigné les grandes lignes du plan de reprise en coopérative de cette entreprise, située dans la banlieue de Lille.

Peu médiatique, l’initiative a été réalisée en un temps record mais est passée après celle des salariés de la compagnie de ferries SeaFrance à Calais. Pourtant, l’enjeu est de taille : 1 650 salariés sur le carreau en novembre 2011. Une poignée d’entre eux ont décidé de relancer l’activité en créant une coopérative de production (scop) à Lomme, l’un des sites de la région Nord-Pas-de-Calais. Après la liquidation, porteurs du projet et experts de l’union régionale des scop de la région Nord-Pas-de-Calais, ont retroussé leurs manches et accompagné les salariés et quelques cadres dirigeants. « On redémarre avec 75 postes sur 150 à Lomme, détaille Michel Durand. On a prévu 8 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. On aura des commerciaux, des opérateurs PAO et 16 éditions hebdomadaires de petites annonces. »

À la condition que les salariés mettent la main à la poche : « Pas évident quand on a une famille et qu’on n’a pas un gros salaire, car il faut investir près de dix mois de salaire dans la coopérative » , admet Michel Durand. Le projet a cependant levé la plupart des obstacles. La future coopérative fera ainsi bientôt partie du cercle fermé des entreprises en difficulté reprises par leurs salariés en coopérative.

Quatre-vingts naufrages ont été évités ces quatre dernières années, et près de 1 400 emplois sauvés, a dénombré la Confédération générale des scop (CGscop). Mais « les reprises d’entreprises défaillantes ne représentent que 12 % des 2 000 scop en France » , souligne Patrick Lenancker, patron de ce mouvement et lui-même dirigeant de deux coopératives. Pour lui, « SeaFrance est l’arbre qui cache la forêt » .

Jean-Marc Florin, directeur de l’union régionale des scop couvrant le Nord-Pas-de-Calais, renvoie à un autre dossier : « Nous avons été contactés par les salariés de Still-Saxby, dont l’usine de Montataire, dans l’Oise, est menacée de fermeture. » 255 ouvriers, licenciés par le groupe Kion, veulent explorer la piste d’une reprise en coopérative avec l’union régionale.

Au-delà, « plusieurs centaines d’entreprises sont défaillantes, et plusieurs dizaines de milliers – qui, elles, ne sont pas défaillantes – vont disparaître faute de ­repreneur, ajoute Patrick Lenancker. L’enjeu est de garder dans le pays des unités de production de biens ou de services. »

Le statut de scop ne fait pas des miracles, prévient la CGscop, mais, en détenant la majorité des parts de leur entreprise, les salariés sont amenés à voter les décisions stratégiques et sociales selon le principe « une personne égale une voix » . Et, parfois, cette forme d’autogestion dérange.
À Dreux, en Eure-et-Loir, la direction de Philips a fermé en 2011 le dernier site produisant des télévisions à écran plat, supprimant plus de 200 emplois. « Notre petite expérience de contrôle de la production par les travailleurs a fait peur au patronat et au gouvernement , explique Manuel Georget, délégué CGT et l’un des initiateurs de cette expérience autogestionnaire. Cette action remettait en cause les fermetures de sites, la fatalité des licenciements, les conditions de travail, et fondamentalement s’attaquait au capital… » Maintenant, « nous croulons sous les procédures judiciaires face à Philips, alors qu’une décision de justice, l’inspection du travail et le tribunal administratif avaient ordonné la reprise de la production » , déplore le syndicaliste.

« Dans le cas d’une société de capitaux, les actionnaires ne voient pas plus loin que le bout de leur nez » , assure Jean-Marc Florin. Celui-ci rappelle que la Fonderie de l’Aisne est devenue une coopérative de production en 2009, « à la suite de la déconfiture de l’entreprise familiale, qui a subi la crise de ­l’industrie automobile. Vingt-deux salariés ont repris l’entreprise en coopérative, ils sont aujourd’hui trente-quatre ! »

De même, Ceralep, une usine de fabrication d’isolateurs électriques, implantée à Saint-Vallier dans la Drôme. Les salariés ont bataillé pendant plusieurs mois contre la fermeture de leur entreprise, mise en liquidation par un fonds de pension américain. Une soixantaine de Ceralep (sur une centaine) ont repris l’usine en scop en 2004 avec leurs indemnités de chômage. Leur patron est un syndicaliste de la CGT, à la tête d’une entreprise se portant comme un charme…

Le statut de scop a aussi sauvé en 2005 les Aciéries de Ploërmel, en Bretagne, une région qui a vu le nombre de coopératives de production augmenter de 25 % en trois ans. La moitié des 80 salariés des Aciéries ont investi trois mois de salaire dans le projet.

Mais « les reprises d’entreprises défaillantes de plusieurs centaines de salariés sont des projets exceptionnels » , tempère Patrick Lenancker, notamment parce que les salariés doivent apporter une mise de fonds significative. Le dirigeant du mouvement scop réclame une garantie pour ces salariés qui mettent la main à la poche et sauvent leur entreprise : « Tout salarié qui prend le risque de créer, et a fortiori de reprendre, une entreprise défaillante devrait être couvert à 50 %, comme on le fait pour les fonds d’investissement, dont c’est le métier. »

Patrick Lenancker ne renonce pas à lever un autre obstacle : « La responsabilité de racheter une entreprise ne devrait pas être exclusivement dévolue aux salariés. Un fonds d’investissement de l’État pourrait en toute sécurité évaluer la pertinence ou pas de racheter l’entreprise. Ce fonds pourrait la revendre progressivement aux salariés, d’autant plus quand il s’agit d’une scop, puisque les bénéfices reviennent à hauteur de 40 à 45 % aux salariés sous forme de participation. »

Les salariés d’Hebdo Print ont de leur côté fait appel, avec succès, à la Région et à un organisme de revitalisation industrielle. Surtout, « ce qu’on attend aujourd’hui, c’est une vraie justice , lance une salariée de ParuVendu, qui a perdu son boulot après seize ans d’ancienneté. On a tenté de construire une lutte qui n’a pas tourné au cauchemar, qui ne s’est pas transformée en conflit. On a essayé de construire un projet alternatif… On aura tout tenté ! » L’objectif est de redémarrer début avril, ajoute, confiant, Michel Durand. La chute de ParuVendu laissera de toute façon des centaines de salariés sur le carreau.

Travail
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