Complexités révolutionnaires

Denis Sieffert  • 9 février 2012 abonné·es

Nous sommes décidément bien démunis devant les massacres qui ensanglantent la Syrie. Et rien ne paraît simple non plus en Égypte.
Tout avait pourtant commencé, en décembre 2010, par une révolution tunisienne apparemment facile à décrypter. De fortes prémices sociales avaient annoncé l’explosion, et nous étions face à un dictateur honni qui avait confisqué toutes les richesses du pays. Le tableau, pour nous, femmes et hommes de gauche, était simple. Presque manichéen. Avec ferveur, nous nous sommes mis à compter les jours qui nous séparaient de la chute inéluctable du régime. Et ce jour venu, la joie du peuple tunisien fut la nôtre, sans mélange. Avec l’Égypte, nous avons d’abord eu l’impression d’une simple répétition de l’histoire. La contagion était certes évidente, mais l’affaire était déjà plus compliquée. Ne serait-ce que parce que l’armée donnait des signes ambigus de soutien à la rue, et que les ordres semblaient venir d’en haut. Le maréchal Tantaoui « avec » la rue, c’était étrange ! Plus compliquée aussi parce qu’il fut immédiatement évident que le peuple de la « place Tahir », auquel on s’identifiait volontiers, n’avait qu’une faible assise sociale.

Un an plus tard, c’est une situation de triple pouvoir qui pèse sur l’Égypte : un Parlement aux mains des Frères musulmans, eux-mêmes menacés par une forte minorité salafiste ; une armée qui détient l’exécutif, et menace de ne pas le céder en prétextant une situation de chaos tragiquement illustrée, le 1er février, par les émeutes du stade de Port-Saïd ; et la « place Tahir », toujours vaillante, mais minoritaire et spoliée de sa révolution. Ce fut ensuite le tour de la Libye et de la Syrie. Encore beaucoup plus compliqué, notamment de par la nature de ces deux régimes habiles à souffler le chaud et le froid dans leur résistance à la domination occidentale, et du fait que les grandes puissances, prises au dépourvu à Tunis et au Caire, avaient eu le temps de reprendre la main.

Les États-Unis et les Européens ont rapidement aperçu le profit qu’ils pouvaient tirer d’un changement de régime à Tripoli et à Damas. D’où la résolution 1973 des Nations unies et l’intervention du 19 mars 2011 autour de Benghazi. Une résolution « pour la protection des populations civiles » que nous avons approuvée, sans méconnaître, bien sûr, les risques d’extension. Ce qui n’a pas manqué d’arriver avec le transfert du commandement de l’opération dans le cadre de l’Otan, et un déplacement inavoué de l’objectif jusqu’à la liquidation de Kadhafi. On nous a dit à l’époque que la peur des habitants de Benghazi était exagérée, voire instrumentalisée par l’Occident. Mais toutes les informations qui nous provenaient de la capitale de la Cyrénaïque étaient néanmoins alarmantes. Aucun regret, donc, de n’avoir pas parié sur « l’humanisme » du dictateur libyen. Il n’en demeure pas moins vrai que ce qui s’est passé ensuite en Libye pèse lourdement aujourd’hui sur la situation syrienne.

Le veto de Moscou à toute résolution des Nations unies a bien sûr des motifs économiques et stratégiques – ne pas oublier que le port de Tartous est la base russe la plus avancée en Méditerranée. Mais il est aussi instruit de l’expérience libyenne, au cours de laquelle une résolution détournée de ses buts initiaux a entraîné la Russie dans une aventure qui n’était pas la sienne. À quoi il faut ajouter l’aversion de Poutine pour tout ce qui ressemble à une ingérence dans ses propres affaires. Surtout au moment où les opposants à son régime s’enhardissent dans les rues de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Cela dit, on peut se demander ce qui se passerait s’il n’y avait pas de veto.

Au-delà de l’opprobre qui s’est déjà abattu sur Bachar Al-Assad, une intervention occidentale est impensable en raison notamment de l’importance stratégique de la Syrie par rapport à Israël et à l’Iran. Et, plus encore, parce que le principal mouvement de l’intérieur, le Comité de coordination nationale, y est absolument hostile. Son principal représentant, Haytham Al-Manna, appelle de ses vœux la présence massive et pacifique de « casques verts » arabes. La question, aujourd’hui, est donc celle-ci : comment la Syrie peut-elle conquérir sa liberté et la démocratie sans être récupérée par les Occidentaux pour des intérêts qui sont les leurs ? Ailleurs, en Égypte et en Tunisie, la révolution est loin d’être radieuse. Pas tant d’ailleurs parce que les Frères musulmans ont pris la majorité (dans nos régions, au nom de la « laïcité », certains vont bientôt regretter la dictature) qu’en raison de la crise sociale qui s’aggrave. Contentons-nous, de là où nous sommes, d’appuyer les processus démocratiques et de respecter les choix des peuples. Depuis un certain temps déjà, nous savons qu’il n’y a pas de sens de l’histoire, mais nous avons du mal à penser cette réalité complexe. Les révolutions sont instrumentalisées ? Sans doute, mais elles le sont toujours et partout. Elles sont chaotiques et durent parfois des décennies ? Mais entre la prise de la Bastille et l’avènement de la Troisième République, s’est écoulé un siècle. Le personnel des anciens régimes se recycle en catimini ? C’est vrai aussi. Mais rien de tout cela ne justifierait que l’on ne soit pas du côté de la révolution. Pas plus qu’il faudrait regretter la chute du mur de Berlin parce que la suite n’a pas été conforme à nos rêves. Après tout, cette histoire-là non plus n’est pas finie !

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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