Straub, éloge de la déroute

Quatre films et des « Écrits » du cinéaste et de sa femme, Danièle Huillet.

Christophe Kantcheff  • 9 février 2012
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Imaginons une jeune fille ou un jeune homme, amoureux du cinéma mais étranger à la communauté vulnérable des cinéphiles (pour qui le cinéma est encore une raison d’être), pénétrant par hasard dans une salle où serait projeté l’Inconsolable, le nouveau « programme » – un ensemble de quatre courts-métrages – signé Jean-Marie Straub. C’est peu de dire que la découverte risque d’être déroutante. Ce n’est pourtant pas une si mauvaise manière de voir, du moins dans un premier temps, que de tout oublier. Oublier surtout ce que le nom de Straub convoque de présupposés (sanctification d’un côté, très minoritaire ; rejet de l’autre, dominant). Dans ces conditions, ses films suscitent avant tout une interrogation, sinon une déroute, au sens où ils entraînent sur des chemins non usités. La déroute est délicieuse pour les esprits curieux.

Il n’est pas déconseillé de se renseigner ensuite. La jeune fille ou le jeune homme distrait apprendrait que Danièle Huillet, la femme de Jean-Marie Straub, avec qui il a fait tous ses films depuis 1963, est décédée en 2006. L’Inconsolable prend dès lors une résonance bouleversante. D’autant que l’homme n’est pas prompt aux confidences. L’Inconsolable, titre du « programme » , est aussi celui d’un des quatre films, sans doute le plus beau.

Deux personnages, un homme, Orphée, et une femme, Bacca, dans une clairière, au milieu des fougères, disent un texte de Cesare Pavese dans sa version originale, en italien, tiré des Dialogues avec Leuco. Il y est question du mythe d’Orphée revisité. Straub et Orphée alors ne font qu’un : « Je pensais à la vie avec elle/comme elle était avant ;/qui une autre fois finirait./Ce qui a été sera./Je pensais à ce gel, à ce vide/que j’avais traversé et qu’elle/portait dans les os, dans la moelle, dans le sang./Valait-il la peine de revivre encore ? » Pourquoi s’est-il retourné sur Eurydice ? L’interrogation, douloureuse, fait l’objet du dialogue entre les deux personnages, qui s’opposent l’un l’autre, comme dans un défi, et où se dévoile la fragilité d’Orphée.

Lothringen !, signé, celui-ci, Straub et Huillet, parce que réalisé en 1992, et Un héritier, deux films sur un texte de Maurice Barrès, font retour sur ce que l’Alsace-Lorraine a subi après la défaite de Sedan, en 1870. Traumatisme dont les conséquences sont parvenues au cinéaste, né à Metz en 1933.

Enfin, le très inquiétant Schakale und Araber, adaptation en allemand de la nouvelle de Kafka aux significations mystérieuses, a des échos shakespeariens : une femme, agenouillée dans un appartement, implore un « maître » venu d’Europe, invisible, l’écran devenant noir quand celui-ci parle. Elle lui offre un couteau pour qu’il fasse en sorte que les Arabes cessent de tuer des animaux pour les manger, dédaignant leurs charognes, au grand dam des chacals.

Revenons à notre jeune spectateur(trice), qui a peut-être été saisi(e) par la rigueur et l’économie de moyens, qui tranche avec tout ce qu’on peut voir, et accentue l’attention sur la moindre intonation, le plus petit événement (mouvement de la lumière, musique, geste…). Il y a moyen pour ce(tte) jeune spectateur(trice) d’aller plus loin, d’approcher davantage ce cinéma à la fois simple et élaboré, brut et sophistiqué, à prendre « littéralement et dans tous les sens » .

Outre que les éditions Montparnasse ont engagé la publication en DVD d’une grande part de l’œuvre[^2], les éditions Independencia publient, sous la responsabilité de Philippe Lafosse et Cyril Neyrat, la majeure partie des articles de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet, parus dans des revues et journaux depuis 1954 et devenus introuvables. Articles que complètent des photos commentées par leur fidèle chef ­opérateur, le grand Renato Berta, et divers documents de travail (lettres, scénarios annotés, plans de tournages…).
Ce livre, intitulé Écrits, est un événement, un vrai. S’y exprime avant tout une intelligence du cinéma, en toute liberté, qu’il s’agisse d’articles en faveur de cinéastes admirés (Buñuel, Dreyer, le documentariste Peter Nestler…) ou de ceux qui présentent les projets cinématographiques des Straub, en expliquent les logiques internes, ou sont plus directement politiques.

Ces Écrits viennent également confirmer le caractère combattant de Jean-Marie Straub, aussi pertinent que vigoureux. Il écrit en 1968 : « Plutôt que de nous attaquer à Cannes ou à Venise […], refusons les contrats qui nous privent de tout droit sur nos films, empêchons le doublage de nos films dans le monde entier (même pour la télévision), exigeons de meilleures projections et de meilleures copies […], et attaquons-nous à nos propres clichés esthétiques et moraux. » Des propos, toujours valables, d’une jeunesse intraitable.

[^2]: À ce jour, 6 coffrets « Huillet et Straub », de 3 DVD chacun, sont parus aux éditions Montparnasse.

L’Inconsolable, Quatre films de Jean-Marie Straub, 1 h 07. Écrits, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, édition établie par Philippe Lafosse et Cyril Neyrat, Independencia éditions, 250 p., 29 euros.
Culture
Temps de lecture : 4 minutes
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