« Une racialisation des rapports sociaux »

Porte-parole du Parti des indigènes de la République, Houria Bouteldja décrit le « revanchardisme colonial » à l’œuvre dans la société française.

Denis Sieffert  • 23 février 2012 abonné·es

Le Parti des indigènes de la République, mouvement politique de protestation antiraciste né au moment de la loi du 23 février 2005 sur la présence française outre-mer, visant à une reconnaissance d’un « apport positif » de la colonisation, lutte contre les discriminations de race et de religion. Selon Houria Bouteldja, l’espoir de construire une France égalitaire ne peut reposer que sur les Français qui se situent clairement du côté de l’anticolonialisme.

L’anniversaire des accords d’Évian, du 19 mars 1962, a-t-il encore une signification pour les enfants ou petits-enfants d’immigrés algériens ?

Houria Bouteldja : Je ne crois pas que les ­deuxième et troisième générations connaissent précisément l’histoire algérienne, et en particulier celle de la guerre et de l’indépendance. Moi-même, je ne la connais pas vraiment. À vrai dire, mes parents non plus.

En fait, ce dont nous héritons, ce n’est pas tellement des faits d’histoire tels qu’ils ont eu lieu – nos parents ne sont pas des profs d’histoire ! –, mais d’une mémoire sensible, faite d’humiliation, de souffrances terribles, de vagues souvenirs et d’anecdotes transmises au fil des générations, et, surtout, de la fierté incommensurable d’avoir obtenu l’indépendance. Oui, de ce point de vue, les accords d’Évian ont une signification. La plupart d’entre nous se situent politiquement du côté de l’anticolonialisme. La question que nous posons et qui relève du défi est : « Notre victoire contre l’État colonial français est-elle partagée par nos concitoyens français “de souche” ? » Une partie, hélas majoritaire, des Français, répond « non » lorsqu’elle approuve la loi du 23 février 2005 ou qu’elle continue de considérer le FLN de l’époque comme un mouvement terroriste ; une autre dit « oui » lorsqu’elle dénonce ces attitudes. C’est avec cette partie que se situe la possibilité de construire une société égalitaire. Mais que représente-t-elle dans l’échiquier français ? Si les forces nostalgiques du colonialisme prennent le dessus en France, il ne faudra pas s’étonner de voir les descendants des colonisés siffler « la Marseillaise ».

Quel regard portez-vous d’ici sur l’Algérie d’aujourd’hui, exception au milieu des révolutions arabes ?

Les Algériens n’ont pas, pour l’instant, emboîté le pas des Tunisiens et des autres peuples arabes. On peut aisément le comprendre. Malgré les conditions sociales et politiques très dures qu’ils vivent aujourd’hui, ils ont en mémoire l’échec de la révolte de 1988, puis le coup d’État qui a suivi les élections de 1991 et entraîné une guerre civile implacable au cours de laquelle ont péri ou disparu entre 100 000 et 200 000 Algériens. L’ampleur du traumatisme est telle qu’il est ­raisonnable de penser que c’est là que se situe le blocage. Les plaies sont encore béantes, mais je suis convaincue que le feu couve et que le peuple algérien, comme n’importe quel peuple au monde, aspire à sa libération, ­libération dont il a été privé très rapidement après l’indépendance.

Ressentez-vous toujours les traces de la colonisation dans la société française d’aujourd’hui ?

Oui, mais à vrai dire tout citoyen français ou simple observateur devrait ressentir ces traces. Tous les jours, l’actualité française nous offre le spectacle ahurissant d’un « revanchardisme » colonial : la dernière sortie de Claude Guéant sur les civilisations qui ne se valent pas, par exemple. Cela n’est en rien un accident rhétorique car il s’inscrit dans la droite ligne du discours de Dakar prononcé par le chef de l’État, et de la loi du 23 février 2005 qui voulait réhabiliter l’« œuvre coloniale ».

Au-delà des discours, nous sommes convaincus, au Parti des indigènes de la République et, désormais, de plus en plus dans les espaces de lutte des populations issues de l’immigration et des quartiers, que le racisme institutionnel que nous subissons reconduit, sous de nouvelles formes, une racialisation des rapports sociaux, caractéristique du colonialisme. Pour citer des exemples d’une grande actualité, la criminalisation des habitants des quartiers qui débouche sur la multiplication de brutalités policières très rarement sanctionnées, les lois d’exception contre les musulmans comme la loi de 2004 interdisant le voile à l’école et, tout récemment, le projet de loi interdisant le voile aux assistantes maternelles ne peuvent être compris ni combattus si l’on occulte leur dimension coloniale.

Sur cette question, le débat français a évolué positivement. La prise en compte de la continuité coloniale des rapports sociaux en France, dont l’Appel des indigènes soulevait déjà la nécessité en 2005, provoquant alors un tollé général à gauche, pénètre les organisations politiques, le monde académique mais aussi, et c’est l’une de nos principales raisons de fierté, les organisations de l’immigration et des quartiers. Il nous appartient désormais de dépasser le stade du constat et des revendications immédiates pour définir les modalités d’une stratégie antiraciste et décoloniale au cœur de la politique.

Publié dans le dossier
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