Bioéthique : qui tient les mutants à l’oeil ?

L’ « invention » en laboratoire d’une nouvelle souche du virus H5N1 de la grippe aviaire relance le débat sur l’encadrement des recherches à risque et sur leur publication dans les revues médicales.

Noëlle Guillon  • 1 mars 2012 abonné·es

En septembre 2011, Ron Fouchier, du centre Erasmus de Rotterdam, présente lors d’un congrès un virus H5N1 de la grippe aviaire transmissible entre mammifères, en l’occurrence chez le furet. Hautement surveillé par les autorités sanitaires mondiales parce que mortel chez l’homme dans plus de 50 % des cas, ce virus ne pouvait se transmettre entre humains jusqu’à ce jour. La nouvelle fait grand bruit.
Les études présentées confirment l’éventualité de la transmission et entérinent la création du « monstre ». Faut-il rendre public le détail de cette recherche ? Pourrait-elle donner des idées à des bioterroristes, ou bien l’information multiplie-t-elle les chances de trouver des traitements ? Ron Fouchier et un autre chercheur, Yoshihiro Kawaoka, qui a réalisé des travaux similaires à l’université du Wisconsin, souhaitent publier leurs résultats. Mais, en décembre 2011, le comité de biosécurité américain bloque les deux publications. Les deux chercheurs et 37 spécialistes de la grippe annoncent un moratoire de soixante jours sur leurs recherches pour discuter avec les autorités.

Cela n’était pas arrivé depuis 1974 et la tenue d’un moratoire sur les recherches impliquant de l’ADN recombiné. Les 16 et 17 février, une réunion de crise s’est tenue à Genève : faut-il prolonger ce moratoire sur le virus H5N1, rendre les données accessibles ou envisager une publication expurgée (l’intégralité étant limitée à quelques spécialistes) ? Selon Didier Houssin, président de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres), « restreindre la publication n’était pas envisageable. L’intérêt de ces informations en termes de santé publique l’a emporté sur l’hypothèse du risque bioterroriste ». Les données seront donc publiées in extenso, dans un délai permettant l’examen de nouvelles conditions de sécurité.

De nombreux spécialistes de la grippe saluent cette décision. « Cette recherche sur le virus H5N1 est tout à fait légitime pour déterminer s’il pourrait un jour se transmettre entre hommes. Ainsi, on se prépare mieux à une éventuelle épidémie » , estime Jean-Claude Manuguerra, de l’Institut Pasteur. C’est également une manière d’anticiper une éventuelle mutation naturelle et de cibler la surveillance. L’enjeu est aussi celui de la course aux vaccins. Mais aucune perspective de traitement n’a encore émergé.

D’autres scientifiques plaident en revanche pour plus de prudence. Patrick Berche, chef du service de virologie à Necker : « Il ne s’agit pas de brider les recherches et d’augmenter un sentiment antiscience déjà assez fort, mais de reconnaître qu’il existe des domaines, rares et pointus, où il faut s’abstenir de mener des recherches, si louables soient-elles sur le plan de la connaissance. » Il milite pour un « serment d’Hippocrate » des chercheurs, sur le modèle du code de déontologie médical. C’est moins le bioterrorisme qui l’inquiète que les possibles accidents de laboratoire.

Trop de recherches ont été conduites en « zone trouble » : dans des conditions de sécurité correctes des installations mais encadrées par des autorisations des autorités publiques laxistes. Comme celle ayant abouti en 2001 à la création d’une souche de la variole de la souris pouvant tuer des animaux vaccinés. Idem pour la reconstitution, en 2005, du virus de la grippe espagnole de 1918, qui avait fait au moins 20 millions de morts. En outre, il arrive que des virus « s’échappent », comme cette souche de variole en 1977 en Angleterre et le Sras en 2003 à Singapour.
Malgré cela, la communauté scientifique cultive un rapport ambigu au risque. Elle rejette globalement la menace bioterroriste pourtant bien réelle pour le Comité de biosécurité américain, instance pluridisciplinaire qui n’a pas d’équivalent en France. Il n’existe pas non plus de procédures internationales d’autorisations pour débuter ou poursuivre des recherches. Les chercheurs s’en remettent donc à leurs autorités nationales.

« Concernant les deux mutants de H5N1, il y a eu à mon sens anomalie lors des processus d’autorisation » , dénonce Patrick Berche. Aux Pays-Bas, les recherches ont en effet été réalisées dans un laboratoire de confinement de niveau 3 sur une échelle internationale de 4 (ce plus haut niveau est réservé aux pathogènes hautement transmissibles pour lesquels il n’y a pas de traitement).
Selon Hervé Raoul, directeur du seul laboratoire de niveau 4 français, le dernier verrou de sécurité repose sur les chefs de laboratoire. « Il existe en France des normes pour la manipulation des micro-organismes et des toxines. L’Afssaps instruit des dossiers d’autorisation pour des activités mais non projet par projet, et il n’y a pas toujours de contrôle du respect de ces normes sur le terrain » , pointe Jean-Claude Pagès, président du comité scientifique du Haut Conseil des biotechnologies, qui conseille le ministère de la Recherche lors des demandes d’agrément concernant des OGM. « Les décisions sont soumises à des contraintes financières, ajoute Hervé Raoul. Les structures de financement doivent accepter de payer une expérimentation plus chère en laboratoire de très haute sécurité. » Mais comme ce sont elles qui évaluent les risques…

Les pouvoirs publics, souvent financeurs, sont soucieux de ­préserver les accords mondiaux. Par exemple, les pays touchés par le virus sauvage de la grippe aviaire se sont engagés à expédier des prélèvements à des laboratoires internationaux. En retour, ils pourront bénéficier de vaccins. En l’absence de protocoles internationaux d’intervention, la science avance souvent toute seule. En 2005, le gouvernement américain s’était opposé à la publication d’une étude sur des scénarios d’attaques biologiques par du lait contaminé à la toxine botulique. Un mois après, l’étude était publiée intégralement.

Société Santé
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