Elles secouent le joug de l’eau

La corvée d’eau asservit des millions de femmes dans le monde. Certaines se battent, avec des résultats parfois spectaculaires. Rencontres au récent Forum alternatif mondial de l’eau, à Marseille.

Patrick Piro  • 22 mars 2012 abonné·es

«Qui, parmi vous, a déjà porté de l’eau, d’un puits jusqu’à sa maison ? » Quelques rares mains, souvent noires, se lèvent dans l’assistance… C’est l’un des ateliers du Forum alternatif mondial de l’eau (Fame), qui s’est tenu à Marseille du 15 au 17 mars. « Nous luttons tous les jours pour que les femmes n’aient plus à subir cette corvée ! » , lance Margaret Nakato, animatrice de l’association ougandaise Katosim.

Programme quotidien pour elles dans des centaines de milliers de villages dans le monde, et surtout en Afrique : quatre heures consacrées au puisage et au transport des quelques litres nécessaires aux besoins parcimonieux des familles. Les femmes ­parcourent ainsi six kilomètres par jour en moyenne, jusqu’à huit trajets pour se rendre au puits, à la ­borne-fontaine ou à la source, avec vingt litres sur la tête. « Les cordes laissent des traces dans nos mains, et nous sommes devenues des citernes ambulantes » , témoigne une Malienne sur un panneau d’information.

Certaines participantes à cet atelier content leur asservissement à cette tâche vitale, dont les hommes se dispensent, l’enrôlement des enfants et surtout des petites filles, qui s’absentent de l’école pour aider leur mère.
Le trajet de l’eau est aussi source de périls. À distance des villages, il n’est pas rare que les femmes se fassent agresser. « Dans mon Kivu en guerre, elles se mettent en chemin à 3 heures du matin, et risquent quotidiennement le viol… » , témoigne un villageois. Dans la ville palestinienne d’Hébron occupée, les coupures d’alimentation régulières visent à pousser les populations à céder la place aux colons, décrit Faty Koumba, avocate : « Une exposition supplémentaire pour les femmes qui vont chercher l’eau : envoyer des hommes traverser les check-points, c’est prendre le risque de leur arrestation à tout instant… »

Dans le département de Podor, au nord du Sénégal, où certains villages n’ont aucun accès à l’eau, Bintu Ibrahima Datt a mené une enquête avec son association La Voix de la paix : la corvée quotidienne, qui prend le pas sur les activités génératrices de revenus, est un facteur important d’appauvrissement des femmes et une entrave majeure à leur émancipation. Par endroits, l’installation d’une borne-fontaine, desservie par un forage puisant dans la nappe, ne change même pas la donne : l’accès, à raison de 500 francs CFA (0,76 euro), reste prohibitif pour les plus démunies, qui continuent à puiser dans des sources troubles ou des puits pollués. Maladies, parasitoses, décès d’enfants…

Un peu partout, des femmes se dressent contre le joug ancestral de l’eau. Dans le village burkinabè de Songpelsé, pour éviter le marigot local et son cortège d’infections, il leur fallait parcourir douze kilomètres jusqu’au village suivant, et prendre leur tour au puits. Claire Wamba Ouedraogo et ses voisines se sont rebellées. Elle raconte leur ténacité. La cotisation pour payer un puisatier : échec, le puits délivrait moins de 200 litres par jour. Elles ont alors approché une ONG, payé un rédacteur pour monter un dossier, mais auparavant il fallait être reconnu officiellement comme association. Et le forage enfin, à la manivelle, qui s’est révélé épuisant et fragile.

La troisième tentative a été la bonne. L’ONG suisse Ingénieurs et architectes solidaires (IAS) a installé une station de pompage solaire : un château d’eau de 20 000 litres de réservoir, dont une partie de la ressource alimente des jardins maraîchers. Les femmes vendent aujourd’hui des légumes, et peuvent acheter des céréales avec leur pécule. « Nous voulions cette eau, nous la méritions ! » , lance Claire Wamba Ouedraogo.

À Ouarzazate, dans le sud du Maroc, le collectif Tichka, qui regroupe plusieurs associations, fournit des services aux villages ruraux, en particulier l’approvisionnement en eau potable et des systèmes d’irrigation. « Nous formons les populations à la maintenance des équipements, à la fixation des tarifs de l’eau… » , explique Mohamed Aandam, président, qui se présente comme porte-parole des groupes de femmes. « Elles peuvent se constituer en coopérative, et parfois intégrer l’association villageoise ; elles sont associées à tous les projets, de la genèse à la gestion. »

L’Ougandaise Margaret Nakato se méfie : « “Plus de femmes”, c’est en général de la rhétorique. Pour notre part, nous nous attachons à ce que cela passe réellement dans les actes. » Son association enquête directement auprès des villageoises pour connaître leurs souhaits et leurs besoins : « L’eau à domicile ! »

Le palais des congrès de Marseille accueillait pour la première fois, du 12 au 17 mars, le Forum mondial de l’eau (FME), qui se réunit tous les trois ans. À quelques stations de tram s’était installé le Forum alternatif mondial de l’eau (Fame), qui dénonce l’illégitimité d’un FME tenu par les multinationales et qui s’est autoproclamé instance de gouvernance planétaire depuis sa naissance en 1997. Le Fame annonce près de 5 000 participants venus de plus de 60 pays, dont Jean-Luc Mélenchon et Eva Joly. Le FME n’a pas vu Nicolas Sarkozy, qui devait y prononcer un discours, et il n’aurait reçu que 10 000 visiteurs, deux fois moins qu’attendu, souligne la militante canadienne historique Maude Barlow. « C’est le déclin du FME ; partout dans le monde, nous voyons notre modèle s’imposer, l’heure est venue d’assumer notre pouvoir. » À l’appui, la reconnaissance par l’ONU, en juillet 2010, du droit fondamental à une eau saine et à l’assainissement. Le Fame voit aujourd’hui converger toutes les traditions de lutte nées autour de l’eau : contre la marchandisation, la privatisation des services, l’accaparement pour la production d’énergie ; pour la participation citoyenne à la gestion, la santé, la protection de la ressource et l’équité dans son accès... Mais une nouvelle rude bataille s’annonce, pour les alters. Elle aura pour théâtre le sommet Rio + 20 en juin. Les multinationales rêvent d’y valider leur ultime chimère : la financiarisation de l’eau – Bourse, produits spéculatifs, marchés dérivés…
Au cours des sept dernières années, son association Katosim a participé à l’installation de 200 citernes de collecte d’eau de pluie. Ce sont les femmes qui décident des emplacements, s’occupent de l’entretien et de la gestion de la réserve. « Elles prennent confiance en elles, interviennent auprès des autorités quand des décisions les concernant ne sont pas appliquées. Il arrive même qu’elles se lancent elles-mêmes dans la construction des citernes. »
Expérience proche dans la région semi-aride et très pauvre du Nordeste brésilien, qui se distinguait autrefois par ses drames de la soif. En 2003, avec l’appui du gouvernement Lula, un collectif régional lance un très ambitieux programme « Un million de citernes », afin de collecter l’eau de pluie au plus près des maisons et de libérer les ­paysans de la dépendance aux réservoirs installés sur les terres des latifundiaires.

Dès les premiers mois, des femmes souhaitent s’impliquer dans la gestion des citernes, ainsi que dans leur construction. Trois maçonnes en forment dix-sept autres, retenues pour leurs compétences dans la transmission de ce savoir-faire.

La chaîne a ainsi permis la construction, de mains de femmes, de plusieurs centaines de citernes. « La plus grande difficulté, c’était le jugement de la communauté , explique Nathalia Capellini, de la Marche mondiale des femmes. L’incrédulité des hommes devant la réussite de cette entreprise, puis les propos dévalorisants : si elles peuvent le faire, alors c’est que c’est à la portée de n’importe qui ! »

Mais les femmes ont laissé retomber les sarcasmes. Elles se sont regroupées et ont vu petit à petit le regard des hommes changer. « Désormais, mon mari me consulte ; je vais où je veux sans son autorisation ; et il considère que je travaille – et non plus que j’aide… » , entend-on parmi les témoignages. Si bien que l’implication des femmes est devenue un pilier fondamental du programme, qui a installé aujourd’hui plus de 500 000 citernes. Un jour, un paysan a demandé à sa femme : « Peut-être pourrais-tu m’apprendre comment on les construit… »

Écologie
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