Les secrets d’une guerre

À partir de documents déclassifiés, John Prados propose une somme passionnante sur l’engagement américain au Viêt Nam.

Denis Sieffert  • 8 mars 2012 abonné·es

Pour toute une génération, la guerre du Viêt Nam a marqué l’éveil à la politique. Jamais aucun conflit n’a autant mobilisé les consciences dans le monde entier. Les manifestations dans les capitales occidentales n’ont cessé de croître à mesure que la puissance américaine, de plus en plus aveugle, déversait ses bombes sur un peuple qui venait tout juste, dix ans auparavant, de conquérir son indépendance contre le colonialisme français. Bien sûr, la mobilisation de la jeunesse, nourrie de générosité et d’humanisme, était aussi entachée d’illusions idéologiques. Mais elle n’en conserve pas moins, même avec le recul, sa légitimité politique et morale. On en est plus convaincu encore après avoir lu l’imposante somme de John Prados sur la guerre de Viêt Nam, dont les éditions Perrin proposent aujourd’hui une traduction française.

Spécialiste éminent de l’histoire diplomatique et militaire des États-Unis, John Prados a pu pour la première fois travailler à partir d’archives du Pentagone et de la Maison Blanche déclassifiées, mais aussi de sources vietnamiennes. Dans la tradition des historiens américains, il constitue, à partir de la foule de documents mis au jour, la trame d’un récit qui se lit comme un roman. Prados s’attarde notamment sur l’événement déclencheur du conflit, que le discours officiel nomme par litote « incident du golfe du Tonkin ». Un accrochage, le 2 août 1964, puis un autre, supposé, dans la nuit du 3 au 4 août, entre des vedettes rapides vietnamiennes et un destroyer américain en patrouille dans les eaux internationales, qui avaient servi de prétexte aux États-Unis pour lancer leurs bombardiers et bientôt leur artillerie à l’assaut de Hanoï.

Quarante-huit ans plus tard, John Prados nous plonge dans l’histoire d’une machination qui n’est pas sans rappeler, plus près de nous, l’affaire des fausses armes de destruction massive qui avaient permis de justifier aux yeux de l’opinion américaine l’offensive contre l’Irak, en mars 2003. Les similitudes sont d’ailleurs troublantes. À l’origine, de mauvaises informations ont pu induire en erreur les deux hommes qui tenaient entre leurs mains les rênes du pouvoir à Washington : le président Lyndon Baines Johnson, propulsé à la Maison Blanche après l’assassinat de John Kennedy, en novembre 1963, et le tout-puissant secrétaire d’État à la Défense, Robert McNamara.

Prados retrace par le menu l’histoire de ces journées décisives. Selon lui, le mensonge américain est double. Alors que la version officielle parle d’une présence innocente du destroyer USS Maddox dans les eaux internationales, celui-ci patrouillait bien en appui de l’offensive lancée par des bâtiments sud-vietnamiens contre des îles situées dans le Golfe. L’agression était donc américaine. Et la riposte nord-vietnamienne, le 2 août, fut de courte durée, et d’initiative locale. Quant à l’attaque dont le Maddox et un autre destroyer, le Turner Joy , auraient été les cibles dans la nuit du 3 au 4 août, elle n’a jamais existé. Il est vrai que des informations erronées ont tout d’abord été communiquées à Washington depuis ces navires. Mais, rapidement, Johnson et McNamara ont disposé d’assez d’éléments troublants et de démentis pour s’interroger sur l’opportunité de lancer des représailles de grande envergure. Au lieu de cela, l’administration demandait au Congrès de voter au Président une résolution l’autorisant à engager l’armée au Viêt Nam. Et 65 chasseurs bombardiers attaquaient la région de Hanoï. Jusque dans leurs mémoires, Johnson et McNamara persistèrent dans leurs contrevérités.

Reste ce que Prados appelle « le mystère ultime du golfe du Tonkin »  : pour quelle raison Johnson, à partir d’une manipulation de l’opinion, engagea-t-il son pays dans ce qui allait être le plus grand désastre de son histoire ? On peut avancer une hypothèse à la fois idéologique et politique. En pleine guerre froide, inquiet devant la faiblesse du régime de Saïgon, Johnson a d’abord été mû par un féroce anticommunisme. Mais il a aussi été poussé par un contexte électoral particulièrement dur. Son futur rival, le sénateur républicain de l’Arizona, Barry Goldwater, était un ultra qui annonçait le tournant néoconservateur. On lui prêtait l’intention de déclencher la guerre atomique. Johnson n’aurait pas voulu donner l’image de la faiblesse face à cet adversaire irascible. Mais si l’échéance électorale a précipité la décision américaine, Prados révèle surtout qu’un plan de guerre avait été élaboré au cours du printemps précédent. Un scénario qui « visait à créer les bases d’une attaque » contre le Nord-Viêt Nam…

Le livre de Prados ne se limite évidemment pas à l’épisode du golfe du Tonkin. C’est une histoire générale de la guerre. Le récit qu’il fait de l’offensive du Têt, de janvier 1968, notamment, est haletant. On prend la mesure de la subtilité tactique du général Giap et de l’état-major nord-vietnamien, à laquelle les États-Unis ne savent répondre que par un supplément de barbarie contre la population civile (1). Prados traite aussi de deux autres guerres : la guerre d’indépendance contre le colonialisme français, rapidement évoquée, qui s’achève par la débâcle dans la cuvette de Dien Biên Phu, le 7 mai 1954, et qui aboutit à la partition du pays au niveau du 17e parallèle, et une autre séquence, moins connue de nous. Un conflit charnière des années 1955-1964, au cours duquel les communistes multiplient les incursions au sud.

L’éclairage qui nous est apporté ici concerne la nature du régime du Sud, qui s’incarne dans la figure férocement nationaliste et anticommuniste de Ngô Dinh Diêm. En appuyant aveuglément ce régime corrompu, les États-Unis ont favorisé la recomposition d’un maquis communiste au sud, le Viêt Công, Celui-ci a peu à peu conquis une partie de la population sur des bases plus sociales qu’idéologiques. C’est une dimension qui fait souvent défaut dans la lecture de la guerre. En vérité, la violence des bombardements au napalm jusque dans la proche région de Saïgon et la détestation suscitée par le régime ont permis aux communistes de gagner en influence jusque dans la capitale du Sud. Prados cite deux chiffres édifiants : 160 000 Sud-Vietnamiens travaillaient directement pour les Américains en 1969 ; ils n’étaient plus que 20 000 quatre ans plus tard.

La guerre américaine a d’abord été perdue dans les consciences. Au Sud-Viêt Nam, autant que sur les campus des universités américaines et dans les capitales européennes. On est frappé à cet égard par le manque total de lucidité des stratèges américains, dont les télégrammes envoyés à Washington en mars 1975 laissaient encore supposer que des renforts américains pourraient endiguer l’offensive des communistes. Nous étions six semaines avant la chute de Saïgon, le 30 avril 1975. La guerre était finie. Quelque 58 000 militaires américains y avaient laissé la vie. Plus de 300 000 blessés rentraient au pays avec le sentiment d’un énorme gâchis. Les Sud-Vietnamiens ont perdu entre 220 000 et 244 000 des leurs. Mais surtout, ne l’oublions jamais, c’est la population du Nord qui a payé le plus lourd tribut : 800 000 morts et 300 000 disparus. Sans compter la tragédie cambodgienne, conséquence directe de la guerre du Viêt Nam.

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