Un peu d’altitude

Denis Sieffert  • 1 mars 2012 abonné·es

L’homme est imprévisible, parfois agaçant, mais il n’est jamais médiocre. Michel Rocard – c’est lui ! – a au moins le mérite d’aborder la politique par le haut. Il dit, ces jours-ci, des choses que la gauche socialiste semble avoir oubliées. Notamment celle-ci : « Le capitalisme est entré dans une crise profonde, aucun retour à la normale n’est envisageable, rien ne sera plus comme avant [^2]. » Dans la foulée, Rocard reproche à ses amis de ne pas engager le combat lorsque la droite assène qu’en « travaillant plus » la France va retrouver la croissance. « C’est faux ! », s’exclame-t-il. Il a évidemment raison. La crise pose la question, sinon de la « décroissance », en tout cas de quelque chose qui s’en rapproche. Mais pour résister au dogme de la droite décomplexée, il aurait fallu au moins que la gauche ne capitule pas sur les 35 heures dès la campagne de 2007. C’est hélas ce qu’elle a fait. Aujourd’hui, seuls les Verts évoquent encore, discrètement, la réduction du temps de travail. Pourtant, la ligne de partage entre gauche et droite devrait précisément passer par là.

Si l’histoire a encore un sens, c’est au moins celui des avancées technologiques illustrées par la « révolution informatique ». Il en résulte, tout le monde en convient, d’importants gains de productivité. Le chômage est en grande partie la conséquence de la contradiction entre ces évolutions et le conservatisme des structures sociales. Ce conservatisme n’est évidemment pas neutre. Il permet au capital de continuer de prospérer aux dépens du travail. Lorsque M. Sarkozy exige des salariés qu’ils travaillent plus, il détourne le fruit des gains de productivité au seul profit des actionnaires.

Toute l’histoire sociale va pourtant en sens inverse. Mais nous savons aussi que les évolutions qui devraient permettre aux salariés d’alléger leurs journées ne vont pas de soi. Cela ne va pas en tout cas sans résistance sociale et politique. En vérité, la réduction du temps de travail se fait dans tous les cas, mais à l’échelle de la société. La version Sarkozy, c’est le chômage massif et la précarité. Dans le Monde, la journaliste qui interroge Michel Rocard, laisse échapper soudain ce cri d’effroi : « Si je vous comprends bien, il faut partager le gâteau ! Avouez que ce n’est pas très dynamique. » Mais le « partage du gâteau » organisé par la droite est-il si « dynamique », avec d’un côté, des faibles salaires, un allongement du temps de travail, un chômage de masse, de la précarité ; et de l’autre, la flambée des profits, et de la finance en général ? On nous dit que les autres pays européens vont tous dans le sens du « travailler plus ». Mais ce n’est pas aujourd’hui que l’on va découvrir que l’Europe est néolibérale. Cela devrait, enfin, amener Michel Rocard à s’interroger sur les traités européens qui s’empilent (voir notre dossier) et qui, tous, vont dans le sens de ce qu’il prétend combattre.

Mais prenons ici l’ex-animateur de la deuxième gauche pour ce qu’il a toujours été : un agitateur d’idées et un piètre politique. Il le prouve encore cette fois en stigmatisant, dans le même entretien, ceux qui préconisent la sortie du nucléaire. Les Verts, accuse-t-il, « vont créer au centre de l’Europe une véritable famine énergétique au moment où les quantités de pétrole et de gaz vont baisser » . On ne saurait trop recommander à Michel Rocard de lire l’excellent livre de notre ami Patrick Piro [^3]. L’hypothèse de la sortie du nucléaire en vingt ans y est passée au crible avec le plus grand sérieux. Piro s’appuie sur de nombreuses études, et notamment celle de l’association Global Chance, de Benjamin Dessus. Tout sauf des fantaisistes ou des jusqu’au-boutistes ! Même l’argument de l’emploi, qui, à nos yeux, était le plus résistant, trouve ici une réponse convaincante.

La sortie du nucléaire n’apparaît jamais comme une lubie de doctrinaires : elle est comparée à d’autres scénarios, plus coûteux, ou plus inquiétants. Soixante ans après l’option folle du « tout-nucléaire », la France est devant un dilemme redoutable : ou bien payer très cher la modernisation de son « parc », ou bien, sans trop l’avouer, négliger la sûreté. Fukushima rend cette deuxième hypothèse difficilement praticable. Même pour les plus cyniques. Reste donc à organiser la sortie… Tout, ensuite, étant affaire de rythmes.

Mais poursuivons notre humble interpellation du « Docteur Rocard », comme l’appelle plaisamment le Monde. Car il y a, entre la belle résolution dont il fait preuve sur la question du temps de travail et son approche pusillanime de notre avenir énergétique, comme une contradiction. Les deux dossiers posent, selon nous, une seule et même question : celle d’une société qui renoncerait à la religion de la croissance, et accepterait de modifier ses comportements et ses modes de consommation. Gardons ce qu’il y a de plus instructif dans le discours de Rocard, héritier sur ce point de Gorz et de quelques autres : non, nous ne sortirons pas de la crise en recommençant comme si rien ne s’était passé. Oui, la gauche doit en profiter pour voir un peu plus loin que le bout du prochain sondage.

[^2]: Le Monde daté des 26 et 27 février.

[^3]:  Le Nucléaire, une névrose française, Patrick Piro, Les Petits matins, 250 p., 14 euros.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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