À l’heure du choix

Denis Sieffert  • 19 avril 2012 abonné·es

Il en irrite certains. Il en effraie d’autres. Il en réjouit beaucoup, mais personne ne peut nier qu’il est la « révélation » de cette campagne. Quoi qu’il advienne dimanche soir, Jean-Luc Mélenchon aura créé l’événement. Je dis « révélation », et je mesure l’incongruité du mot pour un homme qui vient d’atteindre la soixantaine. C’est peut-être encore la fleur de l’âge – surtout en politique –, mais il est tout sauf un débutant. On lui fait d’ailleurs reproche de ce trop long passé, de trotskyste d’abord, puis de socialiste, pendant trente ans. Mais Mélenchon est finalement une parfaite illustration de ce rapport complexe de l’individu à l’histoire. Son talent était là depuis longtemps, comme en jachère.

Dans les congrès du PS, on se pressait à l’heure de son discours. On goûtait l’esthétique du verbe, mais en riant sous cape, et sans prendre vraiment le propos au sérieux. Pour lui, l’Histoire, avec un grand « H », c’est sans aucun doute le référendum sur le traité européen de 2005. Un an plus tard, alors que la gauche de la gauche se perdait en vaines querelles pour désigner son candidat à la présidentielle, Politis avait titré avec audace : « Et si c’était lui ! » Nous avions reçu une volée de bois vert… L’heure n’était pas venue. Il lui fallait rompre avec le PS pour pouvoir aller à la rencontre des circonstances.

Ces circonstances, on les connaît. C’est la crise économique et sociale. C’est l’offensive d’un pouvoir financier jamais rassasié et un président de la République qui lui est grossièrement assujetti. Côté positif, c’est l’intelligence de quelques dirigeants communistes, comme Marie-George Buffet et Pierre Laurent, qui ont décidé de jouer crânement la carte du Front de gauche. C’est le renfort d’autres personnalités qui ont apporté au futur candidat leur culture, comme Clémentine Autain ou Martine Billard, venue des Verts. Et voilà que Mélenchon a su trouver les mots pour exprimer avec sa « révolution citoyenne » le ras-le-bol de millions de gens, piégés depuis des lustres par un système de pensée entièrement clos : si vous êtes contre l’Europe libérale, c’est que vous êtes contre l’Europe tout court ; si vous êtes contre l’austérité, c’est que vous n’êtes pas « réalistes ». Le candidat du Front de gauche a su vaincre le préjugé – ô combien médiatique – selon lequel il faudrait simplifier le discours politique jusqu’à le réduire à une technique de marketing, et limiter le champ du débat au nom d’une orthodoxie gestionnaire qui ne souffre pas de contradiction. En invoquant « l’intérêt général », comme il le dit dans l’entretien que nous publions dans ce numéro, il est allé à rebours de ceux qui ont segmenté l’opinion comme autant de parts de marché. Du côté du Front de gauche, l’enjeu de ce dimanche sera le rapport de force qui se dessinera au sein de la gauche.

Les attaques personnelles dont Mélenchon est la cible ces jours-ci dans la presse n’en sont que plus dérisoires. Ce n’est pas tant sa personne qui est en cause, et les remises de légion d’honneur auxquels il assiste ou n’assiste pas, que la force sociale qui s’est remise en mouvement dans son sillage.
Mais, puisque cette page est un peu le miroir de ce que nous sommes collectivement, à Politis, il faut rappeler notre diversité, même si – pourquoi le nier ? – la campagne de Mélenchon a balayé beaucoup de doutes. Eva Joly recueille aussi parmi nous pas mal de suffrages. En dépit de difficultés qu’elle évoque cette semaine dans Politis, elle aussi a fait une campagne d’intérêt général. Il n’y a pas plus « intérêt général » que l’écologie.

La candidate d’Europe Écologie-Les Verts a eu en outre le mérite, au cours des derniers jours, d’interpeller fortement le président sortant sur ces affaires qui s’empilent et vont finir par lui créer de réels soucis dans l’hypothèse où il ne bénéficierait plus, après le 6 mai, de la précieuse immunité. Mais les écolos sont dans une contradiction délicate. Ils incarnent un certain nombre de grandes utopies sociales, défendent une conception de la société qui nous est très proche. Ils irriguent depuis des années le débat, mais apparaissent en même temps aux yeux de beaucoup comme un courant du Parti socialiste qui prône le « réalisme » gestionnaire à partir du paradigme européen. Car l’Europe reste, parmi toutes, la grande question irrésolue. Alors que sur tant d’autres sujets, la candidate écolo le dit, entre elle et le Front de gauche, le « diagnostic est le même ».

Puisque l’heure du choix est un moment de nécessaire simplification, disons-le sans détour : le cœur du journal penche majoritairement pour Mélenchon. Mais l’inconditionnalité nous est viscéralement étrangère. Et, au-delà des résultats, il nous faudra rapidement relancer un débat aujourd’hui interdit sur un système à bout de souffle. Car cette campagne est parfois allée, notamment côté Sarkozy, au fond de la médiocrité. Tôt ou tard, il nous faudra entendre la leçon de Raymond Aubrac, qui, à 97 ans, faisait une critique sans concession de cette élection du président de la République au suffrage universel. Il y voyait le risque de la vacuité politique et d’une « élection par les médias ». On ne saurait être plus lucide.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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