Où vont les milliards de la BCE ?

La Banque centrale européenne prête des fortunes aux banques privées de la zone euro au taux de 1 %. Mais cet argent sert en retour à spéculer sur la dette des États, dont les taux d’intérêt continuent d’augmenter. Pourtant, une autre voie existe.

Thierry Brun  • 26 avril 2012 abonné·es

Le capitalisme financier regorge d’idées pour tirer profit de la dette publique des États européens. Et il peut remercier Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE), ancien de Goldman Sachs, dont on connaît la grande expertise quand il s’agit de spéculer sur la dette des pays en difficulté. Car le système bancaire européen a bénéficié, fin décembre 2011 et fin février 2012, de 1 018 milliards d’euros au total de prêts à trois ans de la BCE, avec un taux exceptionnellement bas de 1 %. De quoi mettre en appétit les marchés financiers.

Mardi 17 avril 2012, l’Espagne est parvenue à emprunter avec succès plus de 3 milliards d’euros, soit plus qu’escompté. Mais à quel prix ? Les taux d’intérêt exigés par les marchés financiers sont en nette hausse : entre autres, le rendement moyen de l’emprunt à 18 mois a atteint 3,1 %, contre 1,7 % précédemment. Cela signifie que l’Espagne va alourdir au fil des mois la charge de sa dette publique, laquelle devrait s’envoler cette année. Elle était déjà de 68,5 % du PIB à la fin de l’année 2011 et devrait atteindre 79,8 % à la fin de l’année 2012, selon les prévisions du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy.

Pour tenter de réduire les déficits dès cette année, le gouvernement espagnol doit récupérer ­27,3 ­milliards d’euros. L’objectif est de ramener le déficit public à 5,3 % du PIB en 2012, puis à 3 % en 2013, alors qu’il plafonnait à 8,51 % en 2011. Résultat : un chômage record et le retour de la récession au premier trimestre, selon les données de la Banque d’Espagne.
Après une année de faible croissance (0,7 % en 2011), le gouvernement a prévu un recul de 1,7 % du PIB sur l’ensemble de 2012, et un taux de chômage de 24,3 %. Ainsi, les seules sommes qui seront engouffrées dans les intérêts de la dette (28,8 milliards d’euros) ou encore dans le montant des indemnités chômage (28,5 milliards) seront équivalentes aux économies promises par l’Espagne. Difficile, dans ces conditions, d’espérer redresser la barre. Depuis quelques mois, les objectifs gouvernementaux de Madrid sont jugés peu réalistes par les marchés, qui ont fait de la dette espagnole un produit spéculatif. Un produit à risque, certes.

Pour les marchés, la France est logée à la même enseigne : sa dette publique ne cesse d’augmenter. Le 5 avril 2012, le taux d’intérêt des obligations d’État (OAT à dix ans) a grimpé à 3,05 %, après plusieurs jours à plus de 3 %. En conséquence, le ministère du Budget va revoir à la hausse la prévision du montant des intérêts des emprunts. Hausse non négligeable : la première estimation était fixée à 45 milliards d’euros pour l’année 2011. Aujourd’hui, les experts tablent même sur plus de 49 milliards.

La dette souveraine européenne ne cesse d’augmenter du fait aussi de la spéculation sur les marchés obligataires. Par qui ? Entre autres par… la BCE de Mario Draghi, qui a injecté plus de 1 000 milliards d’euros dans le système bancaire privé européen. Parallèlement, le pacte Sarkozy-Merkel de décembre 2011 (pour l’instant ratifié par la Grèce et le Portugal, deux pays sur douze) n’a pas amélioré la situation des États en difficulté.

Le plan impose la mise en œuvre simultanée de politiques budgétaires restrictives dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, qui se traduisent par une chute de la production, une baisse des recettes fiscales et, enfin, une dégradation de la dette publique. Il faut y ajouter d’autres facteurs qui ont creusé les déficits publics, notamment les cadeaux fiscaux successifs aux entreprises et aux contribuables les plus riches, ainsi que l’interdiction de faire financer les déficits par la BCE, laquelle n’a pourtant pas hésité à refinancer les banques de la zone euro.

Or, que font les banques de cette manne exceptionnelle de la BCE ? Selon l’Expansion, « les plus frileuses replacent ces liquidités aux guichets de la BCE à un taux peu attractif, plutôt que de prendre le risque de financer des entreprises, des ménages ou d’autres banques. Cependant, d’autres banques se livrent à des opérations de “carry trade” beaucoup plus juteuses. Elles empruntent à 1 % auprès de la BCE et prêtent ensuite aux gouvernements à des taux plus élevés. » À ce jeu, les banques espagnoles sont les meilleures  : elles ont acheté pour 32 milliards d’euros d’actifs publics en janvier, et 22 milliards en décembre. Les banques italiennes ont aussi été très actives. Elles ont accru leurs achats d’obligations souveraines de la zone euro en février. Les obligations françaises sont donc devenues un produit très attractif. Ainsi, Eurex, l’un des plus importants marchés de produits financiers dérivés du monde (lire Politis du 19 avril), a anticipé de futurs mouvements spéculatifs de grande ampleur de la part des investisseurs et des banques en créant un contrat à terme sur la dette française. Il s’agit de parier sur une demande importante d’obligations françaises, en raison de la montée des taux d’intérêt et des futures décisions du prochain président de la République.

Dans cette activité intense des marchés, l’économie réelle reste la grande oubliée. Si l’on examine les données publiées par la BCE, le flux des prêts aux ménages n’a pas changé. Quant au flux des prêts aux entreprises non financières, il a diminué de 3 milliards d’euros en février. Les banques ont même plutôt durci leurs conditions d’accès au crédit. Les prêts de la BCE ont cependant servi à racheter des titres de dette publique (entre 10 et 20 % de cette dette sont refinancés chaque année), ce qui a conduit à une réduction – toute provisoire – des tensions au sein de la zone euro. En période électorale en France, cette bouffée d’air frais n’a rien d’anodin, mais elle n’a pas réglé les problèmes de fond.

L’objectif de restriction budgétaire des États de la zone euro étant synonyme de récession, ceux-ci sont contraints à une rigueur toujours plus grande, qui alimente l’incertitude sur les marchés et la spéculation.
Grâce aux prêts sans conditions de la BCE, les paris sont à nouveau ouverts : les marchés financiers misent encore sur le risque qu’un pays de la zone euro ne puisse augmenter son déficit dans les prochains mois, de peur d’une dégradation de sa note par les agences de notation, qui entraînerait une hausse de ses taux d’intérêt.

Une autre politique est pourtant possible. Souvent réclamée par les économistes non orthodoxes, elle permettrait de réduire considérablement la spéculation. Elle consisterait à permettre à un État de se financer directement auprès de la BCE. Comme cela peut se faire partout ailleurs que dans la zone euro.

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