Conso : comment les gros dévorent le bio

Les hypermarchés concurrencent les petites surfaces spécialisées au moyen de pratiques déloyales. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 31 mai 2012 abonné·es

Gérante depuis 1999 d’un magasin Biocoop installé dans la périphérie rurale de Gien (Loiret), Anne-Marie se bat pour résister à la pression commerciale générée par l’apparition massive des produits bios dans les grandes surfaces de la commune. En redressement judiciaire depuis le mois de janvier, elle devra prouver le 18 juillet prochain devant le tribunal de commerce que Les 7 Saveurs ont réussi à remonter la pente. Si elle peut produire de bons indices de reprise, la période d’observation sera prolongée. Sinon, ce sera la liquidation.

« Pendant des années, nous avons été les seuls à offrir des produits certifiés bios, aussi bien pour les vins, les aliments en conserve, le pain, le vrac ou les produits frais et de proximité. J’ai constaté le début de la fuite des clients il y a environ deux ans, quand l’hypermarché Leclerc s’est lancé dans le bio. À la même époque, Auchan a créé aussi un espace bio. L’année dernière, notre chiffre d’affaires a baissé de 20 %. J’ai licencié deux personnes, mais ça n’a pas suffi. Les dégâts se sont précisés quand Leclerc a entrepris d’offrir des produits exceptionnels, plus spécialisés, tels que des compléments alimentaires, des cosmétiques ou des tisanes. Ce sont ces produits qui attiraient chez nous la clientèle, qui achetait aussi autre chose. Ainsi, pour nous, c’est la fin des achats d’impulsion, et aussi des conseils. Je passais de longs moments à expliquer, pour aider le client à comparer prix et composition des produits. »

C’est une première grande différence. Les prix en magasin bio sont effectivement souvent un peu plus élevés (5 à 10 % en moyenne), mais ils incluent une part de conseil qui est très importante. Piégés par la stratégie de communication des grandes enseignes, les consommateurs n’en sont pas toujours conscients. Anne-Marie précise que « chez Leclerc, il n’existe aucune garantie, aucune traçabilité, y compris pour la cosmétique et les compléments alimentaires. Finalement, notre boutique ne tourne plus qu’avec la confiance des militants, qui, eux, se passionnent vraiment pour l’environnement, prennent soin de leur santé par l’alimentation, et sont attentifs à tout cela. »

Anne-Marie souffre d’un autre handicap : elle peine à trouver des produits frais dans une région dominée par l’agriculture intensive. Les produits de Leclerc, eux, se dissimulent tous sous une seule appellation : Bio village. De la limonade aux jus de fruits, en passant par les œufs, le saucisson, le saumon, les infusions, les gâteaux secs, les yaourts ou l’huile de tournesol, la même marque englobe tout. Comme s’il existait quelque part une « usine bio » fabriquant à la chaîne toutes sortes de produits ! Sur les emballages, aucune indication de provenance, même lorsque les produits arrivent de Roumanie, d’Albanie, d’Asie… Ils se contentent d’arborer le label AB.

Beaucoup de clients de Leclerc reconnaissent ne pas s’intéresser à cet aspect des choses. Certains avouent une « petite culpabilité de ne plus fréquenter Les 7 Saveurs », où pourtant ils « ont découvert le bio il y a deux ou trois ans ». Un vendeur explique discrètement, face à un jus de fruits Moulin de Valdonne, qu’il s’agit non d’un lieu, mais d’une simple marque d’« assembleur » : « On sait que c’est n’importe quoi, mais ça n’est pas à nous de dire que la plupart de nos produits viennent, directement ou indirectement, de l’agriculture intensive. Je ne tiens pas à me faire virer. L’idée de la direction nationale, c’est de devenir le champion du bio ! Ils sont prêts à tout pour réussir. » Anne-Marie : « Ce mode de distribution dévalorise la bio en la banalisant. »

Autre différence : la commerçante assume le coût du contrôle d’un organisme certificateur, qui examine factures et comptabilité, et prélève souvent des échantillons pour vérification. Rien de tel chez Leclerc, qui fait porter la charge des contrôles aux producteurs. « Ils appauvrissent les producteurs et les petits transformateurs », relève Anne-Marie. Les combines employées par la grande distribution laissent songeur.

À Châteaulin (Finistère), ville de 5 000 habitants, la responsable du magasin bio Vie Nature a reçu la visite incognito de la directrice de l’hypermarché Leclerc, venue relever la provenance des produits et leurs prix, afin d’organiser sa « concurrence ». La gérante du magasin bio l’a appris grâce à des producteurs qui l’ont prévenue que Leclerc promettait des achats en grosses quantités s’ils consentaient à des baisses de prix…

Fréquente, cette méthode fragilise les petits magasins et les artisans fournissant des produits locaux. La grande distribution tente de capter tous les segments commerciaux, pour mener une guerre commerciale féroce. Personne ne doit survivre. Ensuite, il n’y a plus qu’à augmenter tranquillement les prix.

L’astuce consiste également à rendre pratiquement impossible la comparaison entre deux produits semblables. À Gien, la bière bio de marque Jade est en vente chez Biocoop et Leclerc. Mais, sans calculette, comment comparer un pack de six bouteilles de 25 centilitres avec un pack de trois bouteilles de 33 centilitres ou une bouteille de 65 centilitres ?

Même chose au coin bio d’Auchan, avec des produits estampillés Mieux vivre bio, Jardin bio ou Bonjour campagne, marques n’offrant aucune traçabilité. Sans parler des poires d’Argentine ou des tomates en grappe du sud de l’Espagne fournies par la Socobio, filiale proposant 400 références, sans aucune précision.

Mais pourquoi se gêner vu que nombre de clients, lorsqu’on leur demande pourquoi ils achètent des asperges chez Auchan plutôt qu’au marché (au même prix), répondent : «  Je préfère celles qui sont propres »  ? Entre une production de proximité garantie et le bio aseptisé de la grande distribution, la clientèle ne fait pas toujours la différence.

Anne-Marie aurait apprécié un vrai soutien de Biocoop, qui s’est contenté de quelques conseils juridiques. La croissance exponentielle du réseau, qui ouvre son 326e magasin, le rendrait-il indifférent aux affres des petites boutiques ?

Écologie
Temps de lecture : 5 minutes