« La lutte paie ! »

Depuis 1936, les rapports entre le mouvement social et la gauche ont été mouvementés. Explications de Danielle Tartakowsky.

Danielle Tartakowsky  • 10 mai 2012 abonné·es

Front populaire, Libération, 1981… Danielle Tartakowsky constate que la gauche est toujours arrivée au pouvoir dans des conditions économiques difficiles, et qu’aujourd’hui la question des rapports entre mouvement social et gouvernement de gauche est particulièrement cruciale.

Peut-on faire une typologie générale des rapports entre gauche au pouvoir et mouvement social ?

Danielle Tartakowsky : Je ne le crois pas. La notion de gauche en général n’est pas sans poser problème d’un point de vue historique. La première expérience à laquelle on est confronté, c’est 1936 ; le cadre dans lequel les forces politiques de gauche se reconnaissent est donc celui d’antifascisme et de front populaire. Il faut partir de cette base commune qu’a été la mobilisation antifasciste à partir de 1934, qui génère les conditions politiques qui permettront au Front populaire de l’emporter, et qui crée des relations tout à fait inédites, je ne dirais pas entre le mouvement social et la gauche, mais plutôt – pour s’inscrire dans le vocabulaire de l’époque – entre la République et le travail.

Cette mobilisation impulsée en grande partie par le mouvement syndical, CGT en premier lieu, précède le programme du Front populaire. C’est elle qui va en permettre la réalisation. Les résultats des élections de 1936 sont la résultante de cette mobilisation de masse. Mais, dès le lendemain du deuxième tour, alors que le gouvernement de Léon Blum n’est pas encore en place, éclate la première et la plus grande grève générale qu’un pays capitaliste ait jamais connue, qui va accélérer fortement la prise de décisions et même permettre d’aller plus loin que le programme. Les congés payés et les 40 heures hebdomadaires ne figuraient pas dans le programme du Front populaire, seule une réduction du temps de travail non chiffrée y était inscrite.
Les grèves de 1936 vont inscrire très profondément dans la conscience collective en France l’idée que la lutte paie ! Les liens consubstantiels noués entre la nouvelle culture de mobilisation et la nouvelle culture de régulation nées de cette expérience vont être réactivés par et dans la Résistance. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) en est l’expression.

Il y a une séquence particulière entre 1936 et 1946 ?

Cette séquence se caractérise, par-delà le régime de Vichy, par une mobilisation (différente, naturellement, selon qu’il s’agit du Front populaire, de la Résistance ou de la Libération) indissociable de la construction de l’État social, qui diffère, à cet égard, de ce qu’on appelle ailleurs l’État providence. La gauche est partie prenante du pouvoir dans le cadre de cette alliance large issue de la Résistance que sont le tripartisme et l’État social. Le programme du CNR est signé par un arc de partis politiques bien plus large que celui de la gauche stricto sensu. L’État social constitue à cet égard un bien commun.
L’entrée de la France dans la guerre froide, à l’origine de l’exclusion des communistes du gouvernement et de la scission syndicale, a créé une dissociation qui s’exprime par et dans les grandes grèves de 1947 et 1948, quand la notion de gauche perd de sa pertinence pour laisser place à l’antagonisme entre socialistes encore (ou parfois) au pouvoir jusqu’en 1958 et communistes, condamnés à l’opposition. Quand le général de Gaulle revient au pouvoir, il prend appui sur les réformes structurelles de la Libération mais entend bien les dissocier durablement de la culture de mobilisation qui les a portées.

Que deviennent les rapports entre le mouvement social et la gauche de 1981 ?

Les programmes de Front populaire et du CNR ont été signés par des partis politiques, les confédérations syndicales et des associations ou mouvements de résistance. En 1972, le Programme commun est signé par les seuls partis communiste, socialiste et radical de gauche, ce qui est le signe d’une certaine dissociation du mouvement social. Ce programme, inspiré de la démarche keynésienne, est pris à contre-pied par la crise ouverte consécutive au choc pétrolier de 1973, prélude à l’hégémonie néolibérale.
La victoire de François Mitterrand en 1981 s’accompagne d’un « état de grâce » parce qu’il n’y a pas de mouvement de grève, à la différence de 1936. Les mouvements sociaux qui s’expriment alors en premier sont le fait d’organisations situées à droite (médecins, PMI, agriculteurs…). La mobilisation des partisans de l’école libre vient à bout du gouvernement Mauroy et précipite le tournant de la rigueur.

Aujourd’hui ?

La gauche a toujours accédé au pouvoir, seule ou dans le cadre d’une alliance plus large (de 1944 à 1946), dans des circonstances de grandes difficultés économiques. De 1936 à 1946, ses liens avec le mouvement social lui ont permis d’inventer des solutions transformatrices aux effets durables. Il en va différemment depuis 1981. Dès lors qu’il n’existe plus d’acteurs suffisamment puissants pour peser sur la quête de compromis salariaux entre le capital et le travail, l’action du PS se limite trop souvent à la difficile tâche de gérer le déficit des finances publiques et des comptes sociaux. La question des liens à redéfinir entre mouvement social et gauche au gouvernement est donc cruciale.

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Dépêchons-nous de rêver
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