La mainmise des multinationales

Les grandes entreprises se livrent à un intense lobbying pour imposer cette économie verte qui marchandise la nature.

Thierry Brun  • 31 mai 2012 abonné·es

En matière de biodiversité, les entreprises regorgent de projets aussi ambitieux les uns que les autres. Ces firmes se nomment Butamax, Danisco, Solazyme, Roquette Frères, Evolva, Amyris… Elles constituent la nouvelle industrie du vivant et sont très impliquées dans la commercialisation des grands cycles écologiques du carbone et de l’eau. La plupart de ces entreprises sont les filiales de multinationales américaines et européennes des secteurs industriels de l’énergie, des produits pharmaceutiques, de la chimie et de l’agroalimentaire. Ainsi, les géants BP, Shell, Chevron, Total, DuPont, Unilever, BASF, Roche, Monsanto, Michelin, etc., piliers d’un modèle économique reposant sur la croissance et l’extraction sans frein des combustibles fossiles, sont omniprésents dans une « économie verte » prometteuse.

Le seul marché mondial de la capture et du stockage de carbone a représenté plus de 20 milliards de dollars d’investissements en 2010, indique une étude du Cercle de l’industrie [^2]. Le marché des produits d’origine végétale renouvelable a représenté en 2010 10 % du chiffre d’affaires et de l’emploi d’Arkema, multinationale française de la chimie.

La vaste sphère de l’économie verte inclut bien sûr toutes les activités de réparation des dommages environnementaux : un secteur à haute teneur technologique dénommé géo-ingénierie. Cette fois, les apprentis sorciers veulent s’exercer à l’échelle planétaire.

Terrain de prédilection : le dérèglement climatique. Non pas en réduisant les émissions de CO2 à la source (la collectivité planétaire n’y est pas prête) mais en développant des techniques pour contrer les conséquences fâcheuses de nos émissions. Au diable la sobriété, il serait ainsi possible de continuer à émettre sans scrupule.

La créativité de ces manipulateurs de globe dépasse l’imagination. Pour limiter l’effet de serre générateur du dérèglement, ils envisagent de réduire l’ensoleillement planétaire par la dispersion dans l’atmosphère de microparticules réfléchissantes. Ou encore la mise en orbite de miroirs orientés vers le Soleil (1,6 million de kilomètres carrés « suffiraient »). À peine moins délirant, la piste du captage du CO2 excédentaire.

L’ensemencement des océans avec du fer pour fertiliser le plancton, énorme fixateur de CO2, a déjà été tenté : échec pour l’instant. On pense aussi à faire absorber le CO2 directement par l’atmosphère grâce à des sels chimiques, sous forme solide, et des dizaines de milliers de méga-réacteurs.

La voie la plus opérationnelle et la plus avancée consiste à capter le CO2 par des procédés physiques ou chimiques, directement au débouché des cheminées de centrales à charbon, grandes émettrices. Le CO2 serait ensuite injecté dans des couches géologiques telles que d’anciens gisements de gaz ou de pétrole. En priant pour qu’il veuille bien ne jamais s’en échapper.

La biodiversité est également de plus en plus convoitée par de nouveaux fonds d’investissement, tels EKO Asset Management Partners, Inflection Point Capital Management, Innoveste Stratégic Value Advisors, Canopy Capital, CDC Biodiversité (Caisses des dépôts). Des noms de la finance peu connus qui accaparent les forêts des pays du Sud, riches en biomasse. En 2008, Canopy Capital a passé un accord financier avec la réserve nationale d’Iwokrama, en Guyana, pour exploiter les droits sur les services écosystémiques de la forêt amazonienne : pour tirer des bénéfices du stockage de l’eau et du carbone, notamment.

« Anticipant un avenir sans pétrole, les plus grandes entreprises de la planète se tournent vers la biomasse. Cela ne veut pas dire qu’elles s’approprient les terres et les ressources naturelles ; elles investissement également dans de nouvelles plateformes technologiques capables de transformer les sucres issus des plantes (cultures alimentaires ou textiles, algues et différents types de matières végétales) en produits industriels », dont elles détiennent les brevets, souligne ETC Group, groupe d’action sur l’érosion, la technologie et la concentration, installé au Canada et aux États-Unis [^3].

Dans son enquête, l’ONG met en évidence le rôle majeur joué par ces multinationales pour le contrôle de l’économie verte. Elles ont multiplié les acquisitions stratégiques dans le marché mondial de la biodiversité, qui va des nouvelles technologies d’extraction des minerais aux nanotechnologies. ETC Group tire le signal d’alarme : si cette économie verte est imposée dans les négociations, elle « déclenchera la plus importante mainmise sur les ressources naturelles jamais observée depuis cinq cents ans ».

Ces industriels pèsent fortement dans les différentes négociations onusiennes sur le climat et le développement durable pour imposer les « nouveaux instruments de marché ». La Chambre de commerce internationale, un des lobbies de l’industrie, était au premier rang lors de la présentation, en avril 2011, du très médiatique rapport sur l’économie verte du Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue), destiné à préparer les négociations du sommet Rio+20.

Et « de nombreuses entreprises multinationales ont désormais de cinq à dix partenariats avec chacune des agences onusiennes », souligne Corporate Europe Observatory (CEO), ONG bruxelloise de veille sur le lobbying des multinationales. De grandes ONG de conservation de la nature, comme le WWF, sont également financées par les multinationales et présentes à leurs côtés pour « gérer » la biodiversité. Avec la caution du Pnue, qui soutient que l’économie verte « réduit de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources ». Sans le démontrer.

[^2]: L’industrie française face à l’économie verte : l’exemple de sept filières, rapport pour le Cercle de l’industrie, juin 2011.

[^3]: Qui contrôlera l’économie verte ?, ETC Group, novembre 2011.

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La nature en Bourse
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