Les écosystèmes mis à prix

Patrick Piro  • 31 mai 2012 abonné·es

Mangrove ou station balnéaire ? Partout dans le monde, les écosystèmes littoraux font rarement le poids devant les projets d’aménagement : le profit passe par le bétonnage. Depuis quelques années, les économistes révisent pourtant leurs canons de rentabilité. Les mangroves, qui bordent la majeure partie des côtes tropicales, fournissent d’inestimables « services » à la collectivité, dont la valeur est largement négligée. Ces marais de bord de mer comptent parmi les zones les plus riches en vie animale, notamment aquatique. Ils font vivre les communautés locales, filtrent les eaux, stabilisent le rivage, qu’ils protègent des tempêtes.

En 2008, sous la direction du banquier Pavan Sukhdev, un groupe de travail international publiait un rapport pionnier très remarqué ^2 sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité : d’immenses sources de profit ignorées, affirment les auteurs, qui calculent qu’un investissement de 45 milliards de dollars par an dans les seules aires protégées fournirait dix fois plus de valeur en « services » divers. Replanter une mangrove peut ainsi accroître de 80 % la densité de poissons d’une aire côtière, ce qui place ces écosystèmes parmi les gisements de profits les plus spectaculaires.

La finance a déjà pris pied dans le domaine des biens communs et ce n’est peut-être qu’un début : après la lutte contre le dérèglement climatique qui s’autorise des marchés de permis d’émission de CO2, on pourrait voir apparaître l’échange de titres « biodiversité », destinés à compenser les dommages causés à la nature par des activités économiques. Leur émission est en plein essor.

La prochaine frontière, selon plusieurs analystes, devrait être le gigantesque secteur de l’eau. L’an dernier, Peter Brabeck, PDG de Nestlé, suggérait la création d’une « Bourse de l’eau » qui aurait pour fonction d’atténuer les pénuries du précieux liquide et de réguler la demande en lui attribuant un prix.

Exercice pratique en cours dans l’État canadien de l’Alberta, où Nestlé réfléchit à la mise en place d’un tel instrument alors que la concurrence est rude entre les agriculteurs et les pétroliers qui exploitent les sables bitumineux à coup de centaines de millions de tonnes d’eau par an. L’Alberta, qui entend bien favoriser cette extraction, considère déjà que la propriété d’un terrain et celle de l’eau qui y coule peuvent être distinctes.

En 2011, toujours, Willem Buiter, économiste en chef du conglomérat financier Citigroup, s’est fait remarquer par une prospective délirante, dépeignant à l’horizon d’un quart de siècle un gigantesque marché international de l’eau potable. Avec marchés « spots », produits financiers dérivés… En attendant l’attirail classique : spéculations scandaleuses, délits d’initiés, bulles financières et crises de subprimes « eau » ?

D’autres études montrent que la restauration d’ « infrastructures naturelles » (comme elles sont décrites) peut offrir jusqu’à 79 % de taux de rentabilité interne et un rapport bénéfices-coûts de 75, ratios de retour sur investissement qui ridiculisent la plupart des projets industriels. Un environnement protégé, générant prospérité, emplois et bien-être social : voilà l’« économie verte » à l’œuvre !

Le concept, en vogue depuis quelques années, devrait trôner dans les débats du sommet Rio+20, poussé depuis des mois par d’influentes analyses : Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue), Banque mondiale, OCDE, Union européenne, cercles de réflexion économique. Des clubs d’entreprises et des observatoires ad hoc se constituent depuis la fin des années 2000, des stratégies d’investissement se dessinent, des alliances se nouent entre multinationales et associations environnementales.

« Des décennies de création de nouvelles richesses […] n’ont pas réussi à mettre fin à la marginalisation sociale et à l’épuisement des ressources, et nous sommes encore très loin d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement », avoue le Pnue dans un « rapport phare »  : la vieille économie « brune », maladivement dépendante des énergies fossiles, cumule les échecs, alors que l’économie verte générerait autant, voire plus, de croissance, « entraînant une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant les risques environnementaux et la pénurie de ressources [^3] ».

Au sommet de Rio de 1992, la martingale des décideurs s’appelait « développement durable », visant à articuler l’économie, le social et l’environnement dans un jeu à somme positive pour chacun des pôles. Ce puzzle théorique n’a jamais trouvé son mode d’emploi. En 2012, nous disent les experts, on a enfin trouvé : c’est l’économie qui doit prendre la barre, dans ce ménage à trois inopérant. En devenant verte, elle ouvrira une ère d’immenses bénéfices pour la société.

Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une resucée d’annonces moult fois recuites. Au-delà de maladroites opérations de « verdissement » superficielles ( greenwashing en anglais) ou de la promotion d’une croissance et d’un capitalisme « verts » (comme investir dans l’éolien, secteur très rentable), l’économie verte a le mérite de reconnaître enfin que la nature est le socle de la création des richesses, et qu’en poursuivre le pillage et la destruction dans la quête de profits immédiats est un non-sens.

S’agit-il alors de hisser la préservation des écosystèmes au pinacle, en établissant des règles communes de protection ? Pas exactement. Au nom du dogme central du modèle économique dominant – ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur –, l’économie verte prétend donner un coût aux écosystèmes, arguant qu’il n’y a pas meilleure manière de les préserver.

Plusieurs organisations environnementales majeures adhèrent désormais à cette conception (voir encadré p. 23). Elle justifie le franchissement d’une étape décisive : l’inclusion de la nature au cœur même de ses processus – valorisation, marchés, concurrence, règles d’investissement, financiarisation, etc. Les ressources naturelles, jusqu’alors extraites ou exploitées à courte vue, seront gérées ; les écosystèmes seront mis en production, les cycles du carbone, de l’eau, des matières premières ou des ressources génétiques seront rationalisés.

Une forêt, encore souvent perçue comme une vulgaire réserve de bois, sera évaluée comme une usine à fournir des biens et services : un réacteur à produire de la biodiversité (plantes alimentaires, molécules pharmaceutiques…), une aire de séquestration du CO2 (stocké sous forme de carbone dans les fibres végétales), une station de purification de l’eau, un stabilisateur climatique, un frein à l’érosion des sols… La calculette fournit la justification sonnante et trébuchante. Ainsi, une étude du WWF a montré, dans une plantation costaricienne, que la proximité d’une forêt favorisait la pollinisation des caféiers par les abeilles. Valeur économique du « service » : près de trois fois plus que les revenus qu’aurait procurés la coupe de la forêt pour y faire paître des bovins.

Mais il y a plus périlleux. L’inquiétude montante du monde économique, c’est la raréfaction de nombreuses matières premières non renouvelables : le pétrole et le gaz, mais aussi des dizaines de minerais (fer, chrome, étain, zinc, argent, etc.) et minéraux, dont les gisements connus pourraient être épuisés d’ici vingt à trente ans. C’est un autre pari de l’économie verte : parvenir à découpler la croissance économique de la consommation de ressources – produire toujours plus de valeur sans accroître la ponction en énergie et en matières ! Grâce aux progrès technologiques, à l’innovation (méthodes d’évaluation et de valorisation des ressources naturelles, nouveaux modèles de production et de consommation), à la réorientation des capitaux.

Pour engager cette transition verte, le Pnue estime qu’il suffirait d’investir 2 % du PIB mondial par an jusqu’en 2050 dans dix secteurs clés : agriculture, bâtiment, énergie, pêche, foresterie, industrie manufacturière, tourisme, transport, eau, déchets. L’économie verte est en marche. Ecosystem Marketplace, observatoire spécialisé, prévoit des centaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires d’ici à 2020 dans les secteurs du carbone, de l’eau, de la biodiversité et de l’agriculture.

Cette conquête verte prépare donc une extension radicale de l’emprise économiste sur les affaires de la planète, sans qu’aucune modification du cadre néolibéral et productiviste, source de nombreux maux actuels, ne soit évoquée. Nulle remise en cause du dogme de la croissance, les « besoins » du marché n’ont toujours pas de borne, la surconsommation ne fait pas partie du sujet (renvoyée à la responsabilité des politiques) pas plus que les déséquilibres planétaires : pour les pays du Sud qui abritent l’essentiel des ressources naturelles, l’économie verte est présentée comme une « formidable opportunité », dont on livre déjà de premières « belles histoires [^4] » : énergies renouvelables en Chine, gestion des forêts au Népal, agriculture bio en Ouganda…

La réduction de la pauvreté et de la faim, l’éducation et la santé pour tous ? Les rapports d’experts renvoient l’émergence de bienfaits sociaux au rang des retombées positives mécaniques. Dans un jargon technique peu amène, ils appellent à une « gestion beaucoup plus intelligente du capital naturel et humain ». Les paysans du Sud seront rémunérés pour l’adoption de pratiques agricoles à faible CO2 et préservatrices de la biodiversité. Étant donné le niveau de vie de ces populations, c’est l’investissement le plus rentable du secteur ; il est prévisible que l’économie verte s’y rue en priorité.

Quand aux bénéfices écologiques, ils font partie du postulat de départ : inutile donc de s’attarder à en faire la démonstration. Pourtant, dans un monde soumis à un économisme vert et concurrentiel, qu’adviendra-t-il, par exemple, d’une forêt dont le service « stockage du carbone » deviendrait plus lucratif que les autres, pour cause d’aggravation de la crise climatique ? En bonne logique, il sera admissible de la raser pour y replanter des eucalyptus à croissance rapide, capteurs de CO2 plus performants qu’un écosystème forestier naturel [^5]. S’annoncent déjà les effarants appétits de la finance, qui étendrait volontiers son champ d’action à l’ensemble des biens et services naturels : eau, biodiversité, stockage du CO2…

Tout cela nécessitera des réformes politiques nationales et internationales, souligne le rapport du Pnue, accessibles car l’économie verte serait politiquement « neutre », pertinente aussi bien dans un modèle de marché que sous contrôle d’État. Le sociologue altermondialiste vénézuélien Edgardo Lander dénonce une illusion naïve [^6] : les penseurs de cette mutation se montrent incapables de comprendre les intérêts en jeu ou d’analyser les relations de pouvoir extraordinairement inégales au sein du système économique mondial actuel, qui n’a aucune raison de se laisser guider par l’intérêt commun.

De fait, l’économie verte ne débarquera pas en terrain conquis à Rio. Les pays du Sud, à rebours des dénégations de ses promoteurs, redoutent qu’elle dissimule de nouvelles règles du jeu contraignantes imposées par le Nord (obligation de préserver le capital naturel, par exemple). Ces derniers mois, les réseaux altermondialistes ont fourbi leurs arguments. En France, ils viennent de lancer une campagne d’interpellation sur les conséquences perverses de cette économie trop verte pour être innocente.

[^3]: « Vers une économie verte », fin 2011 (www.unep.org/greeneconomy)

[^4]: Green economy success stories.

[^5]: Daniel Tanuro, dans l’ Impossible Capitalisme vert (La Découverte), s’attache à démonter que la crise écologique est consubstantielle du capitalisme, qui ne saurait la résoudre sans se renier, ce qui n’a jamais été à l’ordre du jour. Lire aussi la Dictature du carbone (Fayard), où Frédéric Denhez montre à quel point la traque du CO2 s’impose dans l’économie au détriment d’autres considérations écologiques.

[^6]: « Léconomie verte : le loup déguisé en brebis », www.tni.org/es/report/la-economia-verde-el-lobo-se-viste-con-piel-de-cordero (en espagnol ou en anglais)

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La nature en Bourse
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