Oser repenser le conflit israélo-palestinien

La partition est-elle une solution ? Éric Hazan et Eyal Sivan plaident à l’inverse pour un « État commun », de la Méditerranée au Jourdain.

Denis Sieffert  • 24 mai 2012 abonné·es

L’idée n’est pas nouvelle. L’hypothèse d’un État commun partagé entre Juifs et Arabes a été avancée dès 1926 par l’organisation sioniste Brit Shalom, où se côtoyaient des intellectuels comme Gershom Sholem, Martin Buber ou Hannah Arendt. Elle est longtemps apparue comme plus « réaliste » que la partition de l’étroit territoire qui va de la Méditerranée au Jourdain. La guerre et le génocide ont finalement imposé sur la scène internationale la création d’un État pour les Juifs, dont les sionistes ont fait un « État juif ». Mais, en fait, le débat n’a jamais cessé, même s’il a longtemps été repoussé dans des cercles limités.

Aujourd’hui, un peu partout au Proche-Orient et dans le monde anglo-saxon, cette hypothèse resurgit comme une alternative au blocage des négociations. C’est en France qu’elle est le moins audible. Elle est relancée dans un petit livre très argumenté publié aux éditions La Fabrique, d’Éric Hazan, dont l’éditeur est lui-même le coauteur avec le cinéaste israélien Eyal Sivan. Hazan et Sivan partent d’un constat difficilement contestable : l’idée de deux États, qui est apparue pour la première fois en 1937, n’a toujours pas abouti. Ils posent cette question : qu’est-ce que cette solution supposée « réaliste » qui échoue depuis soixante-quinze ans ? N’est-il pas temps d’opérer un renversement entre un « réalisme » qui ne se « réalise » pas et une « utopie » que l’on n’a jamais essayée ?

Les deux auteurs vont plus loin. Si la solution à deux États continue d’être au centre de fausses négociations, et de faire l’objet d’innombrables plans et accords qui ne s’appliquent jamais, c’est que le mirage remplit une fonction. C’est « un discours de guerre drapé dans une rhétorique de paix ». Avec ce discours, on « perpétue le provisoire ». On parle du futur pour mieux faire oublier le présent. Cela entretient les deux peuples dans une précarité qui s’apparente à un perpétuel état de guerre. Hazan et Sivan démontrent que ce « provisoire qui dure » permet à Israël de préserver une unité de façade tout en intensifiant la colonisation des Territoires palestiniens. La menace existentielle, fantasmée ou provoquée par des prophéties autoréalisatrices, constitue le seul ciment d’un pays condamné sans cela à l’implosion. Le ministre israélien de la Défense, l’ex-travailliste Ehoud Barak, en a fait lui-même l’aveu en estimant que la deuxième Intifada, en septembre 2000, avait fait disparaître des tensions interisraéliennes qui avaient atteint leur paroxysme quand le « processus d’Oslo » laissait espérer une paix prochaine.
Le tableau que dressent Hazan et Sivan des contradictions internes à Israël est d’ailleurs l’un des moments forts du livre. L’énumération des multiples communautés, et des statuts inégalitaires, qui composent cette société, est édifiante. Ils rappellent ainsi les biais par lesquels les Palestiniens de nationalité israélienne sont la cible de toutes les discriminations officielles et officieuses, économiques, raciales et politiques.

Mais, pour Hazan et Sivan, il n’y a pas qu’Israël qui ait intérêt à entretenir le mythe du processus de paix. La promesse de « deux États » permet à l’Autorité palestinienne de pratiquer une politique économique qui fait les beaux jours d’une « bourgeoisie affairiste », et aux pays arabes de justifier aux yeux de leurs peuples une quasi-normalisation de leurs relations avec Israël. La « solution » à deux États est d’autant plus utile politiquement qu’elle est impossible dans la réalité, estiment Hazan et Sivan. Notamment du fait d’une colonisation galopante : 500 000 Juifs peuplent aujourd’hui Jérusalem-Est et la Cisjordanie. La plupart pour des raisons économiques qui rendent plus improbables encore le démantèlement des colonies. Mais la pérennisation d’Israël, en tant qu’État juif, est tout aussi impensable parce que l’état de guerre perpétuel, qui semble conditionner sa survie, n’est supportable sur le long terme ni pour les Israéliens ni pour les États et les lobbies, notamment américains, qui subventionnent l’existence d’un pays de plus en plus militarisé.

Méthodiquement, les deux auteurs réfutent tous les arguments contraires. Et, en particulier, celui du mythe sioniste de l’État protecteur. Les Juifs ne sont-ils pas aujourd’hui plus en danger en Israël que partout ailleurs ? Il reste à imaginer cet État commun qui assurerait égalité et dignité à toutes les communautés. Car, contrairement à ce que répand la propagande, la disparition du caractère juif de l’État n’est évidemment pas la disparition des Juifs israéliens. Les arguments ici emportent l’adhésion du lecteur de bonne foi. À cela près que l’on s’interroge sur les moyens de parvenir à cet État commun.

On peut redouter les effets d’une situation intermédiaire qui suivrait une autodissolution de l’Autorité palestinienne. On en passerait d’abord par un État d’apartheid, à la sud-africaine, bien éloigné de la « one state solution » telle que la définissait en 1999 Edward Saïd : « Oslo [les Accords de 1993, NDLR] a dressé le décor d’un divorce, mais la véritable paix ne peut découler que de l’instauration d’un État binational israélo-palestinien. » Le mérite d’Éric Hazan et d’Eyal Sivan est, quoi qu’il en soit, de replacer la question binationale au cœur du débat, et de dénoncer autrement que sur un mode incantatoire un immobilisme politique qui masque une colonisation à tout-va.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes