Égypte : une situation de double pouvoir

Le candidat des Frères musulmans a remporté l’élection présidentielle, mais l’armée s’est arrogé le pouvoir législatif.

Denis Sieffert  • 28 juin 2012 abonné·es

Une immense clameur a accueilli, dimanche, sur la place Tahrir, au Caire, l’annonce de la victoire de Mohammed Morsi. Le candidat des Frères musulmans, un ingénieur de 60 ans, diplômé d’une université américaine, a obtenu 51,73 % des voix contre 48,27 % à son rival, Ahmad Chafiq, dernier Premier ministre d’Hosni Moubarak. Mais, derrière la liesse manifestée par les centaines de milliers d’Égyptiens rassemblés, le doute était palpable. En effet, le pouvoir militaire est loin d’avoir renoncé. Tout au long de la semaine qui a séparé le scrutin des 16 et 17 juin de l’annonce du résultat, le Conseil supérieur des forces armées a tout fait pour réduire la marge de manœuvre du futur président. Dans une « Déclaration constitutionnelle complémentaire », l’armée s’est arrogé sine die le pouvoir législatif après la dissolution mi-juin de l’Assemblée. Le Conseil militaire garde également un droit de regard sur la rédaction de la future Constitution, ainsi que des prérogatives importantes en matière de sécurité et de maintien de l’ordre.

La Libye s’apprête à voter le 7 juillet pour élire les 200 membres du premier Congrès général national (l’Assemblée constituante). Les candidats indépendants sont au nombre de 2 501, alors que 1 206 autres représentent des groupes politiques. Le Congrès général devra ensuite nommer un comité d’experts chargés de rédiger un projet de constitution qui sera soumis à référendum. Au terme de ce processus, le Conseil national de transition, qui dirige le pays depuis la chute de Kadhafi, devra démissionner. Le scrutin suscite un véritable engouement démocratique. Plus de 2 millions d’habitants sont déjà venus s’inscrire sur les listes électorales. Selon Jean-Pierre Filiu, qui rentre de Libye, « on a ici une vision qui surévalue la dimension diplomatique et militaire. Toutes les informations qui arrivent de Benghazi ont trait aux attentats, aux milices, aux violences, alors que, sur place, on a une vie sociale et culturelle. J’ai débattu à l’université sur la place de l’islam avec une liberté et une intensité qui étaient impossibles avant la révolution ».

Il n’en reste pas moins vrai que des incidents ont lieu. Le 18 juin, un groupe armé dit « Partisans de la charia » a attaqué, sans faire de victimes, le consulat tunisien de Benghazi. À l’autre extrémité du pays, au sud-ouest de Tripoli, des affrontements entre tribus auraient fait au moins 105 morts en une semaine. Ces violences montrent l’instabilité d’une partie du pays, autour des villes de Zenten et de Gontrar. Au-delà des rivalités tribales, la tension existe dans cette région depuis le début du soulèvement, en février 2011. Les brigades de Zenten, la première ville de l’Ouest à avoir rallié les insurgés, reprochent à une tribu voisine, les Méchachaia, d’avoir soutenu le régime du colonel Kadhafi.

C’est donc peu dire que les Frères musulmans sont en liberté surveillée. Mais la force du mouvement populaire a toutefois interdit à l’armée d’imposer son candidat, Ahmad Chafiq. Et la hiérarchie militaire a dû négocier avec la direction de la confrérie, qui a accepté d’importantes concessions, au moins à titre conservatoire. Des concessions que sa base n’est pas forcément prête à admettre sur le long terme. La question de nouvelles élections législatives va donc se poser très rapidement.

Sans compter qu’existe une troisième catégorie de la population, constituée en majorité de jeunes gens qui, ne se reconnaissant dans aucun des deux candidats du second tour, occupent toujours la rue et restent politiquement présents. Pour la plupart, ils se sont abstenus (la participation s’est élevée à 51 %), mais après avoir montré leur force politique en votant au premier tour à plus de 20 % pour le nassérien de gauche, Hamdeen Sabbahi, ou à 17 % pour l’islamiste modéré Abdel Moneim Foutouh. Sur la scène internationale, l’élection de Mohammed Morsi a été saluée par toutes les capitales. Même Israël et l’Iran… Au passage, il est piquant de voir Israël saluer le « processus démocratique » en Égypte quand le même pays refuse de reconnaître le Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans, pourtant vainqueur des élections en 2006. C’est évidemment à Gaza, fief du Hamas, que la victoire de Morsi a provoqué le plus d’enthousiasme. Et c’est sans doute à Ramallah qu’elle a été accueillie avec le plus de froideur. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, s’est contenté d’exprimer son « respect » pour le choix du peuple égyptien.

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