Freescale peut-il être sauvé ?

Le site industriel toulousain, menacé de fermeture, est le dossier chaud de l’entre-deux-tours des législatives. Un repreneur promet de conserver 235 emplois, mais la direction retarde les négociations.

Anaïs Gerbaud  • 14 juin 2012 abonné·es

Quand ils ont appris leur licenciement en 2009, les salariés de l’usine Freescale de Toulouse ne se sont pas battus pour leurs emplois. Une forte mobilisation, entachée d’affrontements violents avec les CRS, leur avait permis alors de négocier de meilleures indemnités de licenciement. Mais, depuis plus d’un an, une bataille est menée pour une reprise du site. Les patrons texans de cette unité, qui fabrique des puces électroniques pour l’industrie automobile, avaient programmé en mai 2011 la fermeture de l’atelier de production. Seules 260 personnes sur 821 ont depuis retrouvé du travail, dont 170 en CDI. De l’usine, il ne reste donc plus que le pôle Recherche et développement, qui compte 500 salariés.

Pour mieux comprendre la « crise » que traverse Freescale, il faut revenir en 2006. Cette annéelà, quatre fonds d’investissement américains, dont Blackstone, achètent la multinationale via un système de « leveraged buy out » (LBO, « rachat avec effet de levier »), pour la somme colossale de 17,6 milliards de dollars. Cette opération a pour particularité de faire peser les dettes sur l’industriel.

Or, depuis 2008, les entreprises rachetées ont bien du mal à rembourser leur dette, font des économies et ferment des usines. « Qui peut détruire une valeur industrielle de 13 milliards de dollars en cinq ans ? Réponse : un fonds d’investissement », résume le journaliste américain David Manners dans un article intitulé : « La ruine de Freescale [[Blog « Mannerisms » : [www.electronicsweekly. com/blogs/david-manners-semiconductor-blog->www.electronicsweekly.com/blogs/david-manners-semiconductor-blog]]] ». Freescale n’est pas la seule entreprise dans cette situation.

Récemment, l’agence de notation Moody’s a averti qu’un quart des entreprises en LBO dont les prêts arrivent à échéance en 2015 pourraient faire défaut. En clair, une crise de la dette menace les entreprises. En février 2011, la multinationale Freescale devait encore rembourser 5 milliards de dollars d’ici à la fin de la décennie.

De son côté, l’intersyndicale (CGT et CFTC) a demandé un moratoire au ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, pour empêcher la fermeture du site, et parle d’un repreneur, resté anonyme, qui prévoit de garder 235 emplois. John Palacin, un des conseillers du ministère, a déjà pris contact avec les représentants syndicaux. Pour la CGT, il y a urgence. Les syndicalistes exigent une rencontre avec le ministre avant la fin du mois de juin. Car, si reprise il y a, elle doit être mise sur pied avant la fermeture définitive du 10 août. « Si notre outil de production est démonté, c’est fichu. Ce sera trop coûteux à redémarrer », explique le représentant syndical CGT Didier Zerbib. La semaine dernière, les syndicalistes ont reçu le soutien du président du conseil général, Pierre Izard, et du maire de Toulouse, Pierre Cohen. L’un a écrit au Premier ministre, le second demande à Arnaud Montebourg « d’évaluer le caractère de faisabilité du projet ».

Un ancien dirigeant européen de Freescale serait à la manœuvre, l’objectif étant de développer une nouvelle technologie prometteuse pour l’industrie des semi-conducteurs : le nitrure de gallium. Encore très peu utilisé, ce matériau est pressenti pour remplacer « le silicium, qui arrive en butée technologique pour des puces qui sont de plus en plus petites », résume Didier Zerbib. Un projet porté par l’entreprise Elfet aurait dû démarrer en juin 2011. À l’époque, le gouvernement Fillon était prêt à mettre 50 millions d’euros sur la table, mais la direction a rejeté l’offre. Résultat : le chef d’entreprise a dissous la société née du projet et jeté l’éponge. Une partie des repreneurs est toujours sur le coup et présente un nouveau plan, avec la même base technologique. « Ils tiennent encore prêts les capitaux pour financer la reprise à hauteur de 20 millions d’euros. Les banques sont également partantes pour 25 millions », explique un expert spécialisé dans l’industrie des semi-conducteurs, cité par le site d’information local Carré d’info. Didier Zerbib reproche à la direction [^2] d’avoir « laissé pourrir la situation » et empêché l’émergence d’un concurrent.

« Il faut dire aussi que la direction américaine pilote ça de loin. S’il y a une reprise, sa responsabilité juridique sera engagée plus longtemps », avance le cégétiste. Denis Blanc, le directeur du site toulousain, admet qu’un projet a existé mais a déclaré à l’AFP ne pas avoir connaissance d’une nouvelle mouture. Même réponse du côté du syndicat CFE-CGC. « C’est un écran de fumée, lance son représentant, Jean-Marc Ferrand. Ce projet n’a jamais été communiqué au comité d’entreprise ! » Il ne partage pas l’enthousiasme de ses collègues et s’inquiète de l’avenir des salariés qui ne seraient pas embauchés par la nouvelle société. « Aujourd’hui, il y a un plan de sauvegarde de l’emploi  [PSE], les personnes connaissent leurs conditions de départ, ont un congé de reclassement de neuf mois après leur licenciement. S’il y avait reprise, il faudrait redéfinir cet accord. Or, les salariés n’étaient pas la préoccupation du repreneur. » La CGT estime qu’il existe des solutions pour préserver les conditions du PSE.

Sur le papier, celui-ci, annoncé en avril 2009, était clair. Le groupe américain considérait que les pièces produites à Toulouse étaient obsolètes. La crise du secteur automobile ne laissait aucun espoir, la plupart des salariés s’y résignaient. En toute logique, le nombre de plaquettes produites chuterait à 3 500 au lieu de 8 000 en temps normal. Ouvriers, cadres et techniciens n’avaient plus qu’à chercher du boulot ailleurs. Sauf qu’entre-temps la direction n’a pas pu refuser de grosses commandes. Le site américain de Freescale n’était pas capable de prendre le relais pour fabriquer ces pièces. Les rythmes de production ont vite repris le dessus, « au niveau maximal », selon Didier Zerbib. Si bien que l’arrêt de la production a été repoussé plusieurs fois, avant d’être fixé au 10 août. Plus surprenant : 600 intérimaires ont complété les effectifs pour tenir les cadences, et pas seulement pour remplacer des salariés absents. « Surcroît d’activité et constitution de stock », tel est le motif d’embauche inscrit « sur deux tiers des contrats », selon la CGT. Pour Didier Zerbib, preuve est faite que « l’usine a tourné à plein régime ». Le rythme commence tout juste à diminuer. « C’était très dur, ça a créé un climat délétère dans l’entreprise. Comment dire aux gens d’aller chercher du boulot alors qu’on n’avait jamais vu autant d’intérimaires ? »

L’enjeu est plus qu’économique pour la ville. Le nouveau composant aurait été développé sur le site toulousain par la multinationale en partenariat avec des laboratoires de recherche locaux. À qui appartiennent les brevets ? Le repreneur devra en obtenir une partie pour lancer son activité. « Les patrons disent qu’ils les ont tous, rapporte Didier Zerbib. Or, il est logique qu’une part des brevets soit cédée par Freescale, qui était en partenariat avec des laboratoires toulousains et utilisait de l’argent public. » Le maire défend aussi la recherche dans l’agglomération, « qui possède un secteur de pointe et permettrait la diversification de la production ».

[^2]: La direction toulousaine de Freescale n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Travail Économie
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