Le conflit syrien passe au Liban

Le nord du pays subit l’onde de choc de la guerre qui ravage la Syrie : sunnites et alaouites s’affrontent. Le pouvoir prône la « neutralité positive ».

Jacques Duplessy  • 28 juin 2012 abonné·es

ÀTripoli, au nord du Liban, depuis un mois, les quartiers sunnites de Bab al-Tebbaneh et alaouites de Djebel Mohsen se sont déclaré la guerre. Une rue les sépare : la rue de Syrie. Un nom qui résume à lui tout seul la cause du conflit. Les sunnites de Bab al-Tebbaneh soutiennent la révolution syrienne, les alaouites de Djebel Mohsen défendent le président syrien, Bachar el-Assad. Les rues du quartier sunnite sont tapissées d’affiches de « martyrs de la révolution syrienne ». Dans celles de Djebel Mohsen, les drapeaux syriens claquent au vent et les portraits d’Assad sont omniprésents.

Les sunnites accusent les alaouites de déstabiliser le Liban afin de venir en aide au président syrien, qui est de plus en plus isolé. En retour, les alaouites leur reprochent d’abriter des terroristes et des éléments de l’Armée syrienne libre. Les murs de la rue de Syrie témoignent de la violence des combats. Les façades d’immeuble sont criblées de balles. Des appartements ont brûlé, touchés par des balles incendiaires ou des roquettes. Mais le plus angoissant, pour les habitants, c’est la crainte des snipers, les tireurs embusqués qui peuvent vous prendre pour cible à tout moment. La population des deux quartiers a donc tendu des grandes bâches dans les axes les plus exposés aux tirs, pour se protéger de la vue des snipers. Le quartier de Bab al-Tebbaneh, connu pour son marché aux légumes qui alimente tout Tripoli et le nord du Liban, tourne au ralenti. Certains commerçants, inquiets, ont décidé de déménager vers une zone plus calme.

Les racines du conflit entre les quartiers sont en fait plus anciennes. Dans le quartier de Bab al-Tebbaneh, des hommes nous arrêtent pour nous expliquer pourquoi ils soutiennent la révolution syrienne. « Nous, on sait de quoi est capable l’armée syrienne, raconte Mohamed. On a vécu la même chose. En 1986, les soldats ont massacré environ 500 personnes ici lorsqu’ils occupaient le Liban. Ils nous ont accusés de les combattre. J’ai fait un an de prison en Syrie. » « Moi, j’ai fait sept ans de prison, intervient Abu Abed. J’avais 15 ans quand j’ai été arrêté et emmené en Syrie. Les gardiens me frappaient tous les jours avec un tuyau métallique. » Son frère, qui était islamiste, est mort sous la torture. Son corps n’a jamais été rendu à la famille. L’armée libanaise s’est déployée entre les deux quartiers pour prévenir les combats. Un calme précaire règne. « Mais ça peut repartir tout à l’heure, demain… », selon un soldat. C’est surtout dans les zones frontières que le conflit déborde. L’armée syrienne a tiré à plusieurs reprises en territoire libanais. Ses incursions sont quasi quotidiennes. Elle a enlevé des Libanais et des réfugiés syriens suspectés d’être des soutiens de la révolution. En représailles, des chiites ont été enlevés pour exiger leur libération. Des courants salafistes djihadistes appellent ouvertement leurs fidèles à venir combattre aux côtés de l’Armée syrienne libre.

Le Liban peut-il replonger dans la guerre civile ? « À l’échelle du pays, ce qui se passe n’est pas si grave, analyse une source diplomatique française. Tripoli est un miroir déformant. Cela ne traduit pas la situation dans le reste du pays. Aucun parti politique libanais n’a intérêt à ce que ça explose. Les deux principales forces, le Courant du futur, de Saad Hariri [pro-révolution syrienne], et le Hezbollah [parti chiite qui soutient le président syrien] ne veulent pas en découdre. » Pour preuve, une rencontre de « dialogue national », la première depuis novembre 2010, s’est tenue le 11 juin pour tenter de désamorcer les conflits, et devait se poursuivre le 25. Même si la première rencontre a tourné au dialogue de sourds, elle a calmé la base des partis représentés.

Dans les faits, le gouvernement libanais a pris ses distances avec le gouvernement syrien en soignant plus de 500 blessés par balles à Tripoli, essentiellement des combattants de l’Armée syrienne libre, et en aidant les réfugiés syriens. Dans le même temps, le Président, Michel Sleimane, a affirmé que son pays ne doit pas devenir « une base militaire contre la Syrie », mais « continuer la politique de neutralité positive envers la Syrie pour ne pas alimenter les tensions ». Ce mot de neutralité, employé pour la première fois dans un discours officiel, a été relevé par les observateurs de la vie politique libanaise comme étant peut-être le nouveau concept capable de maintenir la paix dans ce pays à l’équilibre toujours fragile. Mais le Liban est l’une des seules cartes restant dans le jeu du président Assad pour faire pression sur les États occidentaux attachés à la stabilité du pays. Ses réseaux puissants ont un pouvoir de nuisance important. Alors qu’il perd chaque jour un peu plus de terrain dans son pays, le président syrien pourrait être tenté d’entraîner son voisin dans le conflit pour faire diversion et retarder sa propre chute, qui semble désormais inéluctable.

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Révolutions arabes : la longue marche
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