Cinéma : Le chant des signes

Ultime long-métrage du cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz : fascinant mais trop hermétique.

Alexis Duval  • 12 juillet 2012 abonné·es

Antofagasta, au Chili. Une salle de classe à l’ancienne, avec tables à encrier et tableaux noirs. Parmi les jeunes élèves aux cheveux impeccablement peignés et à l’uniforme terne se trouve un sémillant septuagénaire à lunettes. Ce vieil homme, c’est Don Celso (Sergio Hernandez). Il suit un cours de traduction donné par Jean Giono (Christian Vadim). Le ton de l’illustre professeur est magistral. Les formules sont choisies, acérées, empreintes d’une poésie très proche de la langue de l’auteur d’ Angelo. Tout au long de la Nuit d’en face, ultime réalisation de Raoul Ruiz, Don Celso et les autres personnages jouent avec les mots. Dont l’un en particulier : « rhododendron ». À l’occasion de délicieuses joutes verbales, l’arbuste fera entendre sa consonance amusante. Il revient de manière aussi obsessionnelle que le mystérieux bouton de rose, « Rosebud », fameux mot-clé du Citizen Kane d’Orson Welles. Film-testament, la Nuit d’en face retrace l’histoire d’un homme qui sait sa fin proche et voit sa vie défiler devant ses yeux. C’est une libre adaptation des contes de l’écrivain chilien Hernán del Solar, gorgée d’onirisme. Long John Silver, le célèbre capitaine du roman de Stevenson l’Ile au trésor, côtoie Jean Giono et Beethoven.

Ces figures, Ruiz les connaît pour s’en être déjà emparé au cours de sa longue et pléthorique carrière – une centaine de longs-métrages en moins de cinquante ans. Le temps d’une ultime aventure, il se les réapproprie, s’amuse à les réinvestir dans un temps à la chronologie sans cesse malmenée, tant la linéarité se brise durant tout le film. Rompant avec les règles d’une narration classique, les souvenirs du jeune Celso croisent ceux du vieil homme qu’il deviendra et le destin fantasmé d’un Giono qui n’a jamais enseigné au Chili. Deux ans après les formidables Mystères de Lisbonne, Ruiz continue à manier le verbe comme il joue avec le spectateur, qui se laisse perdre au gré des innombrables pistes que lance le réalisateur. Car la Nuit d’en face est à la fois un parcours initiatique à rebours et le récit d’un crime aux contours flous, dans un Chili aux paysages ocre magnifiés par la caméra. Il constitue aussi une audacieuse tentative d’estomper les frontières entre le cinéma, la littérature et la musique en faisant converger les codes des trois disciplines artistiques. Il semble qu’il ne soit pas suffisant de maîtriser les références évoquées par le réalisateur pour entrer dans cet univers hermétique, appelé « terre intérieure ». Dans sa volonté d’évoquer la littérature chilienne dite « imaginiste », dont Hernán del Solar Ruiz est l’un des plus fameux représentants, Ruiz égare dangereusement le spectateur, bien que la complexité du film demeure fascinante. La Nuit d’en face regorge de métaphores obscures et de signes indéchiffrables, mais n’en constitue pas moins une invitation propice à découvrir la riche poétique de Raoul Ruiz.

Pour le cinéaste, l’esthétique – entendue dans sa dimension sensorielle – doit se mêler à un amour stimulant pour la réflexion et la chose intellectuelle. Même si on reste souvent circonspect, on appréciera le fil sinueux que l’homme a tenté, une dernière fois, de débobiner.

Cinéma
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