Doux, un modèle de brutes

L’empire agroalimentaire s’est développé selon un schéma productiviste aberrant, dont les salariés sont les premières victimes. « C’est Germinal », disent-ils.

Laurène Perrussel-Morin  • 19 juillet 2012 abonné·es

ÀChâteaulin (Finistère), siège du géant agroalimentaire Doux, les salariés, soumis à des pressions depuis de nombreuses années, redoutent désormais la casse sociale. À l’approche du verdict du tribunal de commerce de Quimper sur les offres de reprise et le plan de continuation proposé par le PDG (voir encadré), certains salariés et agriculteurs de la région brisent la loi du silence. « Doux, c’est Germinal », disent-ils spontanément. Le modèle productiviste du volailler, numéro un en Europe et cinquième exportateur mondial, cache une dure réalité : « Tous les postes sont debout, dans le froid et l’humidité », décrit Jean Cabaret, porte-parole de l’union régionale de la Confédération paysanne en Bretagne. « J’ai eu des témoignages évoquant des chefaillons qui donnaient des coups de coude dans le dos des femmes pour qu’elles aillent plus vite », ajoute cet agriculteur qui travaille depuis trente ans dans le village de Kercorentin, près de Rostrenen (Côtes-d’Armor).

Les salariés du groupe Doux devraient être fixés sur leur sort le 27 juillet. Le tribunal de commerce de Quimper se prononcera sur les offres de reprise ainsi que sur le plan de continuation proposé par le PDG, Jean-Charles Doux. Dans la plupart des cas, des restructurations sont programmées. « Ça a toujours été comme ça, pourquoi voulez-vous que ça change ?, soupire Nadine Hourmant, déléguée FO. 50 % des emplois, CDD compris, sont menacés. C’est trop tard pour intervenir. » Pour Christiane Legouesbe, déléguée syndicale centrale CFDT, « les offres ne sont pas satisfaisantes car elles laissent de nombreux sites sur la touche ». Offres et plan ne proposent rien d’autre que la prolongation d’une agriculture productiviste et nocive.
Les cadences imposées sur le site de Châteaulin sont à l’origine de troubles musculo-squelettiques (TMS), témoigne Nadine Hourmant, déléguée syndicale centrale FO, qui y travaille depuis vingt-deux ans. « J’ai toujours travaillé au poste emballage. On emballe 1 000 poulets à l’heure. Sur les chaînes manuelles, les filles emballent 14 poulets à la minute. Vous imaginez, quand on est sept heures à la chaîne comme ça ? Tous les salariés du groupe sont cassés. Tous ont des problèmes de cou, de tendinite, d’épaule… » Des maladies professionnelles qui compromettent l’avenir des travailleurs : « Les salariés qui souffrent de TMS sont en arrêt maladie, puis ils sont licenciés pour inaptitude », explique Nadine Hourmant. D’autres pointent le matériel, souvent ancien et non sécurisé : « Les poulaillers de Doux ont 28 ans d’âge en moyenne », ajoute René Louail, conseiller régional EELV en charge de l’agriculture. Il est un des rares producteurs de volailles en Centre-Bretagne à ne pas travailler avec le groupe, lequel sous-traite la production des poulets à huit cents éleveurs de plusieurs régions. Dans l’usine bretonne, les salaires ne suivent pas. Nadine Hourmant détaille sa fiche de paie : « Je travaille chaque mois 152,25 heures. Je suis payée 9,28 euros de l’heure. Ce qui me sauve la mise, c’est la prime d’ancienneté : 212 euros. Cela me fait 1 575 euros brut. » Les salariés du site sont payés au Smic, quelle que soit leur ancienneté, affirme la syndicaliste   : « Pourtant, la richesse du groupe Doux, ce sont ses salariés. » Cette richesse a permis à Charles Doux, le fondateur du groupe, d’atteindre en 2011 le 146e rang des grandes fortunes françaises, avec 330 millions d’euros de patrimoine. Depuis, la valeur de l’entreprise ayant décru, le patrimoine familial a fondu de plusieurs dizaines de millions en quelques mois, mais la famille Doux possède toujours 80 % du capital de l’entreprise, les 20 % restants étant détenus par la banque BNP Paribas.

Récemment, la famille a refusé « de faire la moindre concession sur son sort personnel, qu’[elle] a privilégié par rapport au projet de restructuration de Bercy   », a dénoncé Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif [^2]. Surtout, les comptes du groupe sont réputés opaques, alors que l’industriel est le principal bénéficiaire des aides européennes. 59 millions d’euros ont été versés en 2011 au titre de la politique agricole commune (PAC). Depuis 1998, ces aides ont permis au groupe de délocaliser progressivement son activité au Brésil. Avec l’achat du brésilien Frangosul, Doux a ainsi créé sa propre concurrence, les agriculteurs de la filiale brésilienne étant moins payés que leurs homologues français. « Avec ces aides, [le groupe] a asphyxié économiquement des milliers d’éleveurs et de salariés ici, fermé des abattoirs et délocalisé au Brésil, dénonce René Louail. Ses exportations coûteuses ont ruiné des milliers de familles paysannes dans des dizaines de pays du Sud. Bilan : 430 millions de dettes, et l’État une nouvelle fois au pied du mur. » Après enquête, le Ministère public brésilien a relevé cette année des retards de paiement de deux à trois ans pour 2 700 agriculteurs. Les agriculteurs sous-traitants employés par Doux en France sont dans une situation similaire. En Picardie, une association de défense des éleveurs de volailles a vu le jour dans l’espoir d’obtenir un remboursement des dettes, qui peuvent s’élever dans cette région jusqu’à 50 000 euros par agriculteur. Les éleveurs picards sont également inquiets d’une éventuelle concentration de la production avicole en Bretagne, qui menacerait leur activité. Une activité qui repose sur un système de contrat intégré. Doux fournit les poulets aux éleveurs, qui ont à leur charge le chauffage, les bâtiments, les aliments et les soins. « C’est compliqué pour certains de gérer au quotidien les problèmes de gaz et d’aliments », explique Pierre-Yves Lozahic, producteur de poulets et de dindes associé au groupe, lequel lui doit 15 000 euros. « Il y avait déjà des centaines de procès d’éleveurs dans les années 2000. Doux révisait à l’époque ses contrats de manière unilatérale, en considérant qu’il était le roi », rappelle René Louail.

Mais les difficultés du groupe et les conditions de travail ont été occultées par les 3 400 emplois créés en Bretagne. «   Les salariés sont attachés à leur salaire, parce qu’il n’y a pas d’autre boulot dans le coin, surtout lorsqu’on n’a pas de qualification. Cette résignation est le vrai problème. On ferme les yeux sur les pratiques des dirigeants   », assure Jean Cabaret. De leur côté, les syndicats, dont certains ont fait l’objet de menaces, ont refusé de témoigner sur ce sujet. Cependant, preuve que le système productiviste du groupe est au plus mal, le comité d’établissement de Châteaulin a préparé une plainte contre X pour gestion fautive. « Notre avocat a les éléments pour plaider et pour défendre les salariés du groupe. L’enquête nous dira ce qu’il en est. Les informations seront traitées en temps et en heure », confie Nadine Hourmant, sans en dire plus. Car les délégués syndicaux, échaudés par le développement de la répression syndicale depuis une quinzaine d’années, craignent des représailles. « Il y a vingt ans, lorsque j’étais à la CFDT Côtes-d’Armor, la répression syndicale était féroce, se souvient Serge Le Quéau, de l’Union régionale Solidaires. Il y avait une gestion hallucinante de l’entreprise », reposant sur une production intensive de volailles. « Au plus fort, on a abattu 500 000 poulets jour et nuit. Aujourd’hui, on est descendu à 330 000 poulets par jour », explique Nadine Hourmant. Alors qu’environ 40 % de la nourriture produite dans le monde est gaspillée [^3], le modèle productiviste a tourné à plein régime, avec des conséquences environnementales : « J’ai déposé un dossier il y a quelques mois auprès de l’ancien directeur régional de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt en Bretagne, car on a constaté qu’une usine d’aliments de Doux était infectée en salmonelles pathogènes et non pathogènes, explique René Louail. Or, quand les productions sont contaminées, on dit que c’est de la faute des éleveurs… »

Le conseiller régional estime qu’il ** faudrait revenir sur la loi de 1964, qui permet aux éleveurs d’être en contrat intégré, modèle autour duquel Doux s’est développé. Les agriculteurs partagent en effet les risques en cas de faillite du groupe. « Il faut sortir de l’agriculture de l’intégration. Les acteurs économiques ne devraient pas décider seuls », prône-t-il. Une agriculture en circuit court serait préférable. René Louail est ainsi soumis au Label rouge, qui atteste du respect de certaines normes. Selon lui, l’État ne prend pas ses responsabilités : « Dans l’agriculture, la transition écologique n’est pas pour tout de suite », se désole-t-il. De nouveaux modèles pourraient mettre fin à cette industrie en plein marasme. Une occasion rêvée d’amorcer une réflexion sur le modèle Doux.

[^2]: Dans l’Usine nouvelle le 6 juin.

[^3]: Voir le dossier publié à ce sujet dans le n° 1211 de Politis .

Travail
Temps de lecture : 8 minutes